Merci au cinéaste BorisNicot dont les "Notes sur SansSoleil de ChrisMarker" accompagnent la sortie du numéro AMOUR de la mer gelée

Notes sur Sans Soleil de Chris Marker (2012-2023)

Un film vu quatre, cinq fois. La première devait remonter aux années 90, en vidéo. Mais la dernière, en aout 2012 (dix ans déjà), à l'institut de l'image d'Aix-en-Provence, c'était en pellicule, dans une salle de cinéma. Chris Marker venait de mourir durant l'été. Le 29 juillet 2012. Il est né un 29 juillet. A-t-il poussé le contrôle narratif de sa vie jusqu’à choisir la date de son décès ? C'est bien possible. Détail remarquable pour moi : le 29 juillet est la date de naissance de mon père. On a tous besoin de narration. Cette projection de 2012 était un moment grave. 

 

Chaque fois que j'ai vu Sans Soleil, cela m'a permis de me rendre compte de l'évolution de mon regard sur le cinéma, et sur la vie qui va avec. C'est dire son importance. De mesurer la distance aussi. Distance acquise avec les années vis-à-vis de ce film qui m'a ébloui lorsque je l'ai découvert à la vingtaine, au moment de mes études. A cette époque, vers 1995, je découvrais par la pratique les pouvoirs du montage, sur le banc analogique BVU de l’école d’Art d’Aix-en-Provence, et Sans Soleil me montrait l'ampleur possible d'un film de montage. En 2012 j’aurai vu surtout ses défauts. A la prochaine décennie, ins’Allah on verra… Aujourd'hui je relis mes notes, je me souviens.

 

Il y a ce "trop" du film. Trop d'images, trop de texte, trop de sons musicaux. Sensation très nette de trop plein, et léger agacement lié au commentaire, qui semble assez pédant, dans le "trop" lui aussi : trop de références, trop de cautions intellectuelles.

Ce qui très vivement m'apparaît également (mais cela m'apparaissait déjà lors de ma première vision, de manière positive): la fragmentation. Le film est morcellement, et ces morceaux ne tiennent que parce que le cinéaste-voyageur les raccordent avec les fils de son intériorité. Enfin, intériorité, est-ce le bon terme ? De l'intériorité du cinéaste, rien ne me parvient vraiment. L'intériorité inclut affects, tourments et joies, altérité à soi-même. Rien de cela ne semble travailler dans le film. Plutôt qu'une intériorité qui se déplie, c'est une pensée qui se déploie, mais pas n'importe quel type de pensée : cérébralité imageante, passant par des rapprochements qu'opère un regard couplé à une parole savante, dans l'après-coup distancié du montage. Le dispositif narratif des lettres lues en off par la voix féminine brouille encore les pistes et offre à Marker un jeu de miroir supplémentaire. Quid du présent, d'une présence ? Dans Sans Soleil c'est l'après-coup qui prédomine, la secondarité d'un regard qui tient le monde à distance. 

D’abord film de voyage, le film se focalise au bout d'un certain temps sur le thème de la mémoire. Il se transforme alors en film-essai, abandonnant la singularité du rapprochement des réalités Japonaises et Guinéennes, leur dialectique. Le point de bascule se situe quelque part au moment de l’évocation du film Vertigo d'Hitchcock, par des travellings dans les rues penchées de San Francisco. A partir de là, Marker entre dans la spirale et se met à se regarder lui-même, à s'observer lui-même dans ce processus de reconstitution d'une mémoire. Cette reconstitution prend une courbe théorisante, en même temps qu'elle s'éloigne toujours plus de la matière filmée. Au point que la trace, la qualité d'indice de la matière filmée se perd dans les méandres de la pensée reflexive sur le thème de la mémoire. 

 

Le vertige du monteur (un peu comme il y a, pour le plongeur, l'ivresse des profondeurs) c'est que d'un coup de baguette magique, il peut nous faire passer d'un monde à un autre, à l’infini. Marker se prend au jeu de ce pouvoir qu’offre le montage. Et dans ce jeu, il donne l'impression de perdre de vue quelque chose qui me saute aux yeux, quelque chose qu'il espérait peut-être masquer dans les volutes de sa reflexivité d’après-coup : une rencontre manquée. La rencontre manquée avec les peuples qu'il filme. La caméra, plutôt qu'une sorte d'arme de poing, comme il le suggère parfois dans certains de ces films (Level Five en est un), m'apparaît alors comme une carapace, une forteresse. Un mur infranchissable et dissymétrique. Se dessine ainsi un mode d'être « filmeur » qui semble ne jamais se risquer tout à fait à l'aventure d'une rencontre. Tout au long du film, les traces de rencontres sont fugaces, lointaines, pas ou peu constitutives, peut-être totalement reconstruites après-coup par le commentaire. Des personnages sont évoqués, des rencontres sont suggérées par des noms propres et des anecdotes dans le commentaire. Mais rien ne nous assure jamais qu'il ne s'agisse pas de personnages inventés, fictifs, tant ils manquent d’un ancrage vraiment consistant dans l’image. Aux antipodes des rencontres, incarnées et constitutives, dans les films de Johan Van der Keuken par exemple, autre cinéaste du voyage, autre cinéaste politique, et quelque part, autre cinéaste encyclopédique.

 

Lorsque Marker filme le Japon, c'est l'omniprésence des écrans, des simulacres et des artefacts qu'il filme. Le moteur du montage est alors sa propre fascination pour ce système balbutiant, dont le Japon est à la pointe dans les années fin 70-80, et qui s'est planétarisé depuis : un monde où l'image et les techniques de reproduction sont disséminées dans l'espace social, formant une autre continuité imageante, une doublure du pays. Le Japon de Marker, c'est l'île de "la invencion de Morel" de Adolfo Bioy Casares, où l'on ne peut plus discerner le réel des simulacres, et où les états du temps se superposent et s’annulent dans un présent sans fin. Alors qu'au miroir de l'Afrique, le cinéaste qui se révèle derrière Sans Soleil est bien moins flatté dans sa pensée par les images renvoyées par l'œilleton de la caméra. Images d'emblée plus arides, moins labyrinthiques, tellement moins enclines aux miroitements électroniques et mentaux. Cette aporie africaine, cette pointe de réel, cette fragilité peut-être, du filmeur face à ce qu'il filme, Marker ne les prend pas à bras le corps : il préfère abandonner l'archipel du Cap Vert et les soubresauts Guinéens, lâcher la terre terrestre pour l'île électronique, représentée à la perfection par le Japon. Et en lâchant l’Afrique d’Amilcar Cabral, c’est bien l’Histoire qu’il lâche, pour plonger dans l’île du présent sans fin. 

 

Au fond, plutôt que ce filmeur vagabond inventé par la voix off, envoyant des messages de pays lointains, l’homme qu’en 2012 je vois se dessiner derrière Sans Soleil, ne tiendrait-il pas plus du personnage de Des Esseintes dans A Rebours de Huysmans ? Ne serait-il pas plutôt cet esthète jouissant seul de l'univers qu'il se construit pour remplacer le monde réel ? A moins qu’il ne soit un autre Scottie, réalisateur plutôt que détective, orchestrant en un film la répétition de sa perte et de son vertige ? A ce moment de ma vie, qui est aussi l’instant de la mort du cinéaste, la re-vision de Sans Soleil manifestait à mes yeux un certain positionnement vis-à-vis du réel et des êtres filmés. Admirant son art du montage autant que sa vocation de globe-trotter militant des années 50-60-70, ce que je réalisais en 2012, c’est à quel point Sans Soleil, sorti en 1983, a pu correspondre au tournant sollipsiste du cinéaste, probable conséquence de son désenchantement politique, conséquence sans doute du désenchantement politique qui frappa une génération entière à ce moment-là. 

 

A chaque vision pourtant, la phrase de Racine me prévenait, dès le générique : «L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. » Aujourd’hui plus que jamais c’est peut-être cette phrase, venue d’un passé anté-cinématographique, qui nous relie encore obscurément à ce personnage de filmeur, personnage qu’on pourrait presque dire auto-fictif, aussi bien qu’hétéro-documentaire. Posée ainsi en exergue, cette phrase sonne à mes oreilles de 2023 comme un vœu presque désespéré : par pitié, qu’un écart se creuse pour me décoller du présent. Pourvu qu’une distance m’affranchisse de l’irrespirable contemporanéité, et permette mon regard.