Philippe Hauer
Le commandant To regarde l'homme se débattre avec une certaine satisfaction. Ses forces vacillent mais l'eau lui facilite la tâche. Elle l'aide à glisser, on aurait dit une anguille. Et c'est pas facile à attraper une anguille. On ne sait pourquoi ça passe entre les doigts tout comme si c'était aussi de l'eau. Et pourtant l'eau se mélange peu à peu à l'eau, on dirait que Kin, le fin cuisinier du poste de police 123, bat une sauce. Huile et vinaigre prêts à se fondre.
Des sept vies du type on devait arriver à la dernière.
Est-ce que tu y crois seulement ? Je suis sûr que tu es déjà passé par cette terreur subite où tu te vois mort. On me l'a annoncé il n'y a pas si longtemps, votre cœur ne tiendra pas, et bien, sais tu ? Je l'ai accepté beaucoup plus facilement que je croyais ; ça faisait même du bien cette vie qui se barrait dans un tube, ce sang comme un indice, faible encore, mais je sais qu'il va devenir plus précis, semaine après semaine, et très concret. Le jour où je vais mourir ça ne sera donc pas tout à fait moi, seulement le tube qui va se figer. Tu dois avoir connu la même chose. Un couteau, un revolver... tu as bien vu que, passé le premier effroi, on y attache finalement peu d'importance. Et là ?
Le type se tortillait comme s'il n'avait pas confiance dans les qualité de cuisinier de Kin. Le commandant To admire encore une fois cette merveille. Sombrer puis rejaillir.
Tu m'en donnes ? Excuse si je retombe vaguement en enfance... joue ça pour moi... joue bien ta mort. S'il te plaît. Joue la bien pour que, moi, j'aie moins peur. Maintenant que tu coules de plus en plus longtemps, tu me fous la trouille. Quand tu nageais encore, sans mentir j'ai failli sauver ta peau. Suffisait de dire à Kin d'arrêter. .. Et je t'offrais une huitième vie.
Maintenant c'est trop tard. Tu comprends ? Tu la joues trop bien. Ça fait tellement vrai ! J'en ai la chair de poule. De peur. Tu me fous la trouille comme si c'était ma propre mort que tu jouais.
Et le commandant To sent cette chose terrifiée s'échapper de lui, ça traverse tout son corps comme un tremblement, ça coule comme de la sueur, mais ce n'est pas de la sueur, ce n'est pas cette saloperie qui pue et qui colle, c'est rien...
Ça va mieux... passé le premier moment je n'ai plus peur du tout. Maintenant que je suis sûr que tu vas mourir puisque je ne t'aiderai plus, puisque c'est passé, ce rien, il revient, il réintègre ma carcasse en toute confiance. Ce que ça va mieux !
L'espace d'un instant le tourbillon de l'eau s'échappe de la violence, il s'en isole comme s'il n'y avait plus l'homme (en train de mourir cette fois pour de bon) ni Kin (en train de donner la mort cette fois pour de bon), et fait mine d'être de ces mouvements naturels de l'eau quand elle s'enroule autour d'un rocher et prend la forme du repli, presque deux bras qui étreignent et font de toute chose la forme du sommeil. Puis le remous tremble, vaincu, du moins juste assez fragile pour que remonte quelque chose d'une violence plus ancienne, celle du combat âpre et beau de l'eau et de la forme, que lui donnent la terre le fer ou la pierre et dont elle s'échappe, avec toujours une telle force pour anéantir ! Frémissante dans le remous qui est maintenant l'image même de l'absence de violence.
Et la chair laiteuse de l'homme, laiteuse parce que sa chemise blanche lui collait au corps, translucide comme une autre couleur de sa peau, émerge encore... On voit parfois les épaules d'où la tête se débat, mais de moins en moins souvent. Et Kin, penché dessus, appuyant de toutes ses forces semble, en plus de la sienne, absorber la force de l'autre. On ne le voit pas, on le devine à peine. Il est le châtiment, celui qui se mélange aussi de cruauté. Et le commandant To n'a plus rien, pas même l'effroi, ni la satisfaction d'avoir ordonné, d'un signe, un clin d'œil, presque une plaisanterie...
Les plis tendus du tissus entremêlent pitoyablement la chair du dedans, qui refuse de mourir, avec cette couleur du dehors, fragile, dans laquelle au contraire la mort s'est déjà installée.
Je t'en supplie, maintenant épargne moi ce spectacle. Le commandant To est prêt à faire feu. Sept vies et une seule mort ! Ça ne vaut pas la peine d'en faire une telle affaire.
Il est entré comme à son accoutumée, sans bruit, en passant semble-t-il à travers la porte, je ne l'avais ni entendue grincer ni claquer en se refermant. Il était donc là, attendant que je finisse d'entrer ces phrases trop grandes dont les mots rebondissaient en chaînes toujours plus entremêlées, traversant d'une oreille à l'autre la largeur de mon cerveau, dans les cases trop petites d'articles lapidaires, formatés au goût de miel et de sureau, qui sont mon lot quotidien. Il attendait en silence, sans faire plus de bruit que la porte, s'asseyant même sur le rebord d'un fauteuil, presque en clandestin, si bien que le fauteuil non plus ne signala sa présence, comme s'il ne pouvait l'apercevoir du coin de son œil. Je suis donc sorti de ma phrase, ai levé le nez pour en mûrir une autre, ou plutôt pour la rogner et la faire entrer dans l'entendement étroit des imbéciles, et je l'ai vu. Avec cette gêne et ce sentiment confus de l'avoir déjà eu là, sous mes yeux, non pas hier mais à l'instant, sans même l'avoir remarqué. Il avait dû se décider d'enfin signaler sa présence sans doute lassé de m'observer. Il a esquissé cet abominable sourire serviable qu'il utilise toujours à mon endroit, et que je n'aime pas du tout, vraiment pas du tout, ce sourire de boy, comme s'il était à mon service, est-ce qu'il veut me faire croire sans pour autant s'en donner la peine, car nous savons l'un et l'autre que je ne peux rien sans lui alors que des types comme moi, il en « aide » un bon nombre, et pour chacun il est celui, le seul l'unique, par qui il faut passer, et chacun se sait un parmi d'autres clients de ce coolie très particulier, si mal attifé dans sa défroque d'ouvrier militaire, à qui pourtant on paye tous, et bien volontiers, avec le sourire même, avec aussi l'angoisse qu'il n'accepte pas (ce qui signifierait alors notre ruine) une rente en dollars US à chaque fois que la situation l'exige ; et elle l'exige souvent. J'étais donc encore englué dans une phrase quand sa voix rauque l'a faite éclater, éparpillant les mots aux quatre coins de mon bureau sans aucune chance d'y retrouver les veaux, vaches et cochons que j'y avais accumulés. Je n'aime pas cette voix au mauvais accent de mauvais français. Depuis que je connais le Commandant To elle a perdu quelques octaves. Il dit souvent : Ma voix maintenant prend naissance dans une région écrasée de mon cœur. Il sait de quoi il parle, il accumule les « malaises cardiaques », à chaque fois il revient de l'hôpital et dit : Bientôt, je ne pourrai plus vous aider ; ça sonne comme s'il nous menaçait. « L'hôpital est très cher, ici à Phnom Penh. On lui tend cette fois spontanément, avec l'impression de faire une bonne action, quelques centaines de bucks quitte à lui fourrer de force dans la poche de sa veste, celle sur la poitrine, plus près de toi mon cœur, plus... uuu... près... deee... toi...
Ce jour-là, tout à l'heure, oui, c'était déjà tout à l'heure, au commencement, sans savoir exactement d'où il est parti, puisque, sans préambule, il se mit à raconter, si bien que j'étais déjà dans l'histoire, avant d'avoir compris ce dont il parlait. J'aurais dû faire plus attention. Le fleuve était très beau hier soir... vous auriez apprécié la lune et ses reflets... comme tous les européens vous avez gardé ce romantisme... nous, nous ne demandons jamais à la nature de nous dire quelque chose... elle est... nous l'acceptons... encombrante et souvent contraire... je me gardais de lui répondre... ou du moins cela se faisait dans ma tête... de moi à lui, sans qu'il n'intervienne... ce dialogue entre nous que je reprenais seul, assez souvent, inventant les répliques qui lui auraient cloué le bec... c'est un peu de votre faute... j'ai pensé : d'avoir photocopié autant de fois le visage de cet homme, vous lui avez donné beaucoup de vies... vous n'avez pas le droit de faire ça... les juges non plus, cher ami, n'ont pas le droit de le relâcher à chaque fois... il ne tuera plus personne... je revoyais les avis de recherche glisser du bac de la photocopieuse... je n'avais rien fait... aider un peu... pour la justice immanente de To... il ne recommencera pas cette fois, dit-il, mais avec tous ces portraits, que vous avez imprimés, je me demande quand même s'il n'est pas encore là. Et To me glissait un de ces foutus sourires énigmatiques. C'était un service anodin et pourtant, j'aurais voulu, pour éviter de lui donner raison, qu'un châtiment s'abatte sur lui. J'en étais là, ou peut-être l'ai-je pensé après, sur le chemin entre mon bureau et l'hôpital, dans l'ambulance ? Un peu après donc. Je n'ai pas fait attention. Il s'est cabré, a porté sa main à sa poitrine, son sourire s'est crispé, sa mâchoire a durci, ses muscles ont sailli sous ses oreilles et son cou a gonflé, et ses yeux surtout, ils voyaient soudain, ils découvraient et lançaient des éclairs d'intelligence, ils saluaient, je ne sais pas quoi, sans doute quelque chose que je ne connaissais pas, mais à qui To souhaitait la bienvenue, reconnaissant de se montrer enfin : il voyait la mort sans terreur, au contraire, ils se disaient bonjour : ce n'est que toi ?
Puis j'ai appelé l'hôpital. Encore un service rendu à To. Comme si je le passais lui aussi dans la photocopieuse et lui donnais ses sept vies.
La voix fait schuuuuu... schooooo... Pas vraiment une voix. Je préfère lui regarder le ventre. Il se soulève. En fait j'évite ce qui dépasse. Ses mains. Son front. Ses joues. J'évite la peau. Sur son ventre il y a un drap, fin et glauque. Un vert passé. Usé aussi, mais dont on voit des plis qui font des carrés. Schuuuuu... Schooooo... Le drap aussi fait des bruits. To c'est le drap. Qui est propre. Il est très fin, on en voit la trame. Il y a un petit trou sur le côté. Près de l'aine. À hauteur de son appendicite. On ne voit pas bien s'ils l'ont déshabillé. Je suis sûr qu'ils lui ont laissé sa chemise d'uniforme. Un peu de la même couleur que le drap. Moins vieille, mais avec des plis carrés elle aussi. Ça doit être sa femme qui la repasse. En la pliant en quatre, puis elle la repasse comme les mouchoirs. Quand To la met, toute la matinée il est constellé de carrés. Puis le tissu tombe. Et se soulève par le trou du drap. J'ai peur qu'il passe par ce trou. Maintenant je le vois bien, je ne vois que ça. To c'est le trou. J'ai peur de voir passer des morceaux de viande. Comme le boudin de viande hachée qui tombe du mixeur chez le boucher. J'ai peur de voir To s'échapper par là.
Le monsieur est arrivé pendant que je dormais. Je crois que je regarde le plafond. Il souffle comme une grosse machine. Il ne dit rien. On ne me dit rien, jamais. On parle à côté, on parle de moi, comme si je n'étais pas là. J'ai appris comme ça que c'est impossible que je regarde le plafond, parce que je n'ai plus d'oeils. On me les a arrachés. C'est tout ce que j'ai retenu. Les autres choses, je ne les comprends pas, je crois que je devrais être mort, ou que c'est dans pas longtemps, que j'ai peu de chances.
Ça, je le comprends pas. Je suis vivant. Je ne suis pas mort et je n'ai pas peur.
J'ai pas mal. Ça faisait longtemps. Mais là, j'ai pas mal. Je suis bien, j'aimerais bouger, mais il ne faut pas. Ça n'est pas un problème. Je n'ai pas envie de bouger. Je ne sais même plus comment c'est d'avoir mal. J'essaie de me rappeler comment c'était. Impossible. Je crois que je n'aurai plus jamais mal. Je suis un peu fatigué, ça va être bon de s'endormir. Mes yeux me piquent. Ça veut dire que j'ai sommeil.
J'ai rêvé que je courais dans un drôle de champ. C'était bon mais je me cassais tout le temps la figure. Je crois que je ne pourrai plus jamais courir. Ça j'en suis sûr. Mais je m'en fout. J'ai pas besoin de courir, de toute façon je tombe tout le temps. C'est pas bien grave de pas pouvoir faire tel ou tel truc. Quand je peux pas, je fais pas, et ça me manque pas pour autant. J'en rêve et c'est comme si je le faisais. Ça suffit. C'est plutôt mieux même.
Quand il faisait noir je pleurais. Ma mère venait toujours, assez énervée, mais des fois je pouvais me relever. Je redescendais de ma chambre et il y avait de la lumière, ça me piquait les yeux, comme quand j'ai sommeil, alors je retournais dormir, ça ne durait pas longtemps. Un soir elle est venue, elle m'a pas fait descendre, elle m'a foutu deux claques. J'ai compris. Je l'ai plus fait. Ça ne pose pas de problème. Ça ne me prive pas. Je pleurais en dedans et c'était pareil, aussi agréable je veux dire, et j'avais besoin de personne.
Le monsieur à côté, il respire bien, il fait beaucoup de bruit. Quand il pourra, on parlera. Des fois je me sens seul, mais pas souvent. J'ai dormi trop. Finalement, je suis vachement bien tout seul. J'aimerais que le monsieur me parle. Quand on est malade c'est plus facile de parler. Il n'y a pas les grands et les petits, mais les plus ou moins malades. Moi, je ne suis pas très malade, je suis vivant. Bien sûr je ne peux pas parler, peut-être que je n'ai plus de langue ? Ce n'est pas grave, j'écrirai sur des petits bouts de papier, ça sera pareil. Je m'en fout d'être tout seul, j'ai bien assez à faire.
Quand j'étais petit on a visité mon grand-père à l'hôpital, il restait sans bouger, sans rien faire, je me disais : comme il doit s'ennuyer ! Mais non, on ne s'ennuie pas, je sais que je ne m'ennuierai plus jamais, je suis très occupé à vivre.
Je voulais lui lire une histoire. Maintenant, moi, je supporterais pas que quelqu'un me lise une histoire à côté de mon lit. C'est trop fatiguant. Je préfère dormir et rêver que je vole. J'ai sommeil.
Le monsieur me racontera sûrement des choses, j'aime bien écouter les grands, et leur répondre, j'aime bien comme ils m'écoutent, j'ai l'impression d'être grand aussi, enfin, comme si j'étais leur égal, avec l'avantage d'être encore petit, donc j'ai une avance considérable sur eux, je suis déjà bien plus malin qu'un grand. C'est du temps de gagné. Ça me plait bien l'idée d'être toujours le plus jeune au milieu des vieux.
Plus tard je resterai jeune. Je suis fatigué. Je ne crois pas que j'ai plus d'oeils. Ils devaient parler de quelqu'un d'autre. Je vois le plafond au-dessus de moi. Il y a deux poutres et une fissure qui va de l'une à l'autre comme dans ma chambre. Et ensuite on éteint la lumière et on m'ordonne de dormir. Mais je fais ce que je veux.
La peur sentait le foutre. Il regardait le lit, un petit rectangle de fer aux barreaux blancs – quoique la peinture fût écaillée sur de larges surfaces et laissait apparaître ce mélange de rouille et de métal grisâtre en de larges constellations tournant sur l'arrondi des barreaux et faisant mine de vagues frontières, pays sans fin sur le pourtour d'un globe oblongue, suintant son érosion, expansion de croûtes éclatant par en dessous – gonflant puis faisant sauter – la laque blanche encore brillante presque propre, presque luxueuse mais déjà un souvenir griffé – dépoli en de larges surfaces – fragile – apprêtée aussi par en dessus pour la rouille ; laissait fuser des pensées qu'il ne contrôlait pas, tout comme ses yeux, volant d'un coin à l'autre, du matelas au drap, à l'oreiller mité (dont on avait pris soin de cacher les trous en le retournant), un polochon... un traversin – voilà le mot qu'il cherchait – revenant encore au drap tiré, au lit fait aussi sagement que son lit d'enfant, songeant au repli blanc du drap sur sa couverture, à cet horrible couvre-lit orange, fourrure synthétique dont il s'amusait à lisser les poils, d'un côté de l'autre, jouant avec les brillances, traçant des dessins, des minutes durant, sans penser à l'ennui...
Et il se revoyait tout gamin devant ce lit si sage, contraint d'attendre, hanté de sexe, que son sang se calme des visions de l'enfant nue, assise sur cette lumière irisée, en attente de ses caresses, le sexe nu – dont les poils n'avaient pas encore poussé, hormis quelques fils, tout comme ceux épars sur sa pomme d'Adam quelques années plus tard - attendant que sa verge se dégonfle, contemplant la trace des fesses de cette fille dans les poils oranges, celle que ses mains venaient de redessiner au bord du matelas – à trente ou quarante centimètres – et la ligne brillante et fuselée des cuisses, plus tellement parallèles mais déjà un peu écartées qu'il avait elles aussi lissées d'un aplat de la main dans les poils oranges, et qui scintillaient pour ses yeux, dans cet angle-là, à genoux devant le lit, le regard rasant, et qui d'un autre angle demeuraient parfaitement invisibles ou anodines, en tout cas ne représentant en rien ces cuisses, cet angle assez ouvert pour qu'il glisse son visage et dévore le sexe pendant des heures, sans autre satisfaction que les soupirs de la fille, ses vagues exhortations, son incompréhension toute aussi grande que la sienne, et ce temps qui file sans retenue.
Et là attendant aussi que sa verge se dégonfle. Après la salle du bas. Les filles sur des chaises de camping. Des peaux comme des auréoles. C'est là qu'il les préfère. Quand elles ne sont pas excitantes. Elles ne font rien, mais elles ont autre chose à faire. Autre chose que d'être des putes. Où alors c'est ça être des putes. Des outres avachies et pleines de foutre. Puis on les a fait défiler. Trois pas pas plus. Se lever et revenir à la chaise. Pas plus. Elles ne l'ont pas fait pour lui. Ils étaient trois. On ne les fait pas lever pour moins de trois. Il est arrivé deuxième. Alors le temps qu'un dernier se pointe, il s'est assis seul, a pris une bière, a malaxé le verre dans ses doigts, l'a fait glisser sur la table, les mains posées bien en vue.
Interdit de se branler. Mais l'autre type ne se gênait pas. C'était plus fort que lui. Ça en prend beaucoup par les mains cette affaire-là, mais d'autres c'est dans le ventre, lui c'était là. Dans le ventre et le sexe. Normal. Le sexe, c'est normal, mais jusqu'au ventre, ça va loin, au point que ça lui faisait tourner la tête et qu'il en transpirait de partout. Il n'entendait pas la musique. C'était pas une musique pour danser, c'était un bruit de fond, ou une pendule, le tic-tac d'une pendule. Un truc pour attendre.
Quand le dernier s'est assis il a pris une bière, le viet lui a fait comprendre, il voulait du rhum, mais on lui a mis d'autorité une canette sous le nez. Pas de petits profits. Qu'il se serve lui-même. Pschiiiiit... il a décapsulé. C'était prêt. La mère maquerelle est entrée et a fait lever ses putes. Elle en a forcé une à sourire en lui mettant une baquette sous le menton. Elle a levé la tête, elle s'est redressée, s'est mise sur la pointe des pieds, l'autre appuyait sur sa gorge, pas très fort, juste un peu, et elles souriaient toutes les deux, contentes de leur petit numéro de cirque.
Je voulait celle-là. Mais il ne fallait pas me mettre au fond. De toute façon je les voulais toutes et elles me dégoutaient toutes. Je ne suis pas un gros con qui aime les putes ! Je ne m'en vante pas. Y en a tellement qui s'en vantent. Comme dans un concours de bites. Ils doivent exorciser... Mais ils ont l'air bien. Ça ne les gêne pas. On finit par croire que c'est normal. Les putes, les culs, les chattes, fourrer, fourrer tout ce qu'on trouve, ils finissent par être fiers, ils te regardent, droit dans les yeux, et ça devient menaçant, ça me fout la trouille, ces mecs lâchés en rut devant moi, qui s'excitent, tu deviens la pute, leur pute, ils veulent te fourrer le cul, faut qu'ils fourrent, faut qu'ils te fassent la démonstration, ou qu'ils te fassent bander, et si tu bandes ils se foutent de toi, ils te traitent de puceau, ils ont gagné, tu bandes t'es comme eux ! t'es faux derche en plus, ils t'ont humilié parce que ça t'excite mais que t'ose pas, c'est toujours pareil, faut qu'ils fassent des trucs que tu peux pas faire, droit dans les yeux, et voilà, ils ne te lâchent plus...
À Phnom Penh ils sont encore plus dégueulasses. Des putes il y en a partout, de toutes les tailles, de tous les formats, de tous les âges, de tous les sexes... On te les donne même en cadeau promotionnel, pour trois bières tu peux tirer un coup, tu vas au Bier Garden, elles te sucent pour une pinte, y'en a qui deviennent fous, c'est Noël sous le sapin, ils peuvent plus s'arrêter et c'est trois, quatre, dix fois par jour Noël sous le sapin. Pas une femme qui n'est pas une pute.
Je n'en ai pas vu un seul résister, si, Marc, lui, il voulait en trouver une pas trop moche pas trop jeune pas trop belle, un français, un expat avec sa valise petite bourgeoise, il en voulait une pas trop belle mais que pour lui. Il faisait son marché comme les autres, mais c'était pas le même marché. Marc et sa jeunesse ! À trente ans il en faisait cinquante ! Il se minait le foie, il en voulait pas aux femmes, mais à la bouteille, elle l'aidait à attendre, il beuglait qu'il était en enfer, il se saoulait, regardait les autres, les insultait, se faisait casser la gueule, au moins une fois par semaine, et tout le monde se marrait, chez les expat c'était le jeu, si t'avais pas cassé la gueule de Marc au moins une fois t'étais pas encore des nôtres !
Et bien il en a trouvé une, à force ! une qui l'a pris en pitié, qui a « pansé ses blessures », et pas qu'en image, réellement, elle lui a refait le nez, elle était chirurgienne, il l'avait trouvé sa cambodgienne qui n'était pas une pute ! Et on continuait à lui casser la gueule. Normal. De bonheur il dessoulait plus ! Fallait la voir arpenter le boulevard Mao Tsetung, tourner le Yangse et remonter par le boulevard Hochiminh, tous les soirs, elle faisait la sortie des rades, des boites branchées, des Bier Garden... elle le cherchait pas dedans, mais sur le trottoir où elle savait qu'on allait le balancer. Et elle marchait. Elle était devenue péripatéticienne, celle qui marche, l'autre nom pour les putes...
Et ça a pas manqué. À force. On balançait à Marc qu'elle était encore plus pute que les autres. Il faut dire qu'il alignait ! Son petit pécule, elle lui avait déjà tout pompé, en contrepartie, elle avait la villa, la voiture et je ne sais pas tout le reste, mais il en avait, Marc, de sa famille bourgeoise, et il en avait plus, il se saoulait plus au planteur, mais au jaja, il vomissait rouge... et elle le récupérait, toujours bien mise, classe, classe, chic ! de plus en plus chic... Elle avait le temps, tous les soirs, maintenant elle racolait, à force de péripater ! Facile. Et Marc suffisait plus.
C'est pas elle qui était une pute, c'est Marc qui l'a rendue comme ça ! Pas sûr, mais c'est ce qu'il disait... Faut pas nous fréquenter ! Les expat ! Y a bon Banania françi plein de fric ! Tout c'qui touchent ça tombe en merde ! Et ça le dégoûtait autant de bonheur gâché ! Il se supportait plus. Il était en enfer. Alors elle l'a laissé crever, c'était pas dur, elle a juste oublié de venir le ramasser.
Et il reprenait le rythme de ses pensées, pas un rythme calme, même pas un rythme, des sauts, des ordres et des contre-ordres, passages balbutiant des auréoles de rouilles – jusqu'où allaient elles s'étendre ? les laisserait-on faire jusqu'à ronger tout le fer et que le lit tombe en poussière ? - aux auréoles sous le drap, qui bouffaient la propreté comme s'il s'était agit – la propreté – là aussi d'un meuble qu'on put détruire ; à l'auréole de foutre assombrissant son pantalon, gluant le dedans des poches, giclée dont il ne savait quand elle lui avait échappée, qu'il n'avait même pas sentie, qu'il avait cru, un moment, être de la pisse, mais non, ou alors un peu, sur la fin, en mélange... Un instant il put se concentrer là-dessus. De l'inévitable confluence des auréoles ; de l'invasion excentrique des ronds malpropres ; de leur confluence de crasse ; de leurs traces indélébiles et, allez savoir, d'inextricables problèmes de lessive, et il ne trouva rien de mieux que se frotter les cuisses.
Puis la peur s'est retirée, comme un sexe se rétracte.
Kin fais-ça, fais-ci, tout l'temps... Il dit jamais. Il montre des yeux. Kin il est pas con ! Il suit les yeux et il fait. « Oui Commandant ! » jamais non.
Et il fait quoi Kin ? Hein ? Grand Frère ? Hein ? Je fais quoi si tu claques ?
Je suis votre chien. Pas de problème. Il faut un maître et son chien pour marcher dans la nuit. Sur votre lit d'hôpital je vous aime un peu plus. Je vous aime par habitude. Aujourd'hui un peu plus. On ne parle jamais d'amour avec un Grand Frère, je crois que vous n'y avez jamais pensé. Moi j'y pense. Vous êtes la jambe qui me manque, maintenant je vais boiter.
Vous l'avez vu le Français ? Il vous veillait bien gentiment. Il est parti quand je suis arrivé parce qu'il ne m'aime pas. Je ne l'aime pas non plus. Il me prend pour un imbécile, pas comme vous, vous parlez le français, vous n'êtes pas un chien. Je serais vous je me méfierais de lui.
Il avait la même position, assis les mains sur les cuisses, posées à plat. Le même regard aussi. Quand il était dans la chambre 3, Kilomètre 11. Il nous attendait. Il se tortillait. Je voyais bien qu'il avait le cul entre deux chaises. Il a téléphoné, il a attendu sa baby, quand elle est arrivée il a téléphoné, tout pareil à ce qui était prévu. Très sage pour un français ! Mais je voyais bien que ça n'allait pas. Au dernier moment il se la serait bien gardée la baby ! Je voyais ça dans ses yeux. Les yeux c'est mon domaine.
Je me trompais. Je me trompe souvent. Il ne faut pas faire attention à ce que je dis. Aujourd'hui il avait ces yeux-là. Ça je l'ai vu. Non, il était bien content de nous appeler, de nous livrer madame Phtong, elle tenait encore la baby par la main. Elle avait neuf ans. Elle tenait la main de madame Phtong, le bras un peu levé, moi j'ai vu comme si elle tenait un ballon à la foire, qu'elle allait s'envoler comme ça, accrochée à la ficelle. C'est moi qui l'ai prise dans mes bras en premier. Vous m'en avez voulu. Mais vous m'en voulez toujours, ça ne fait rien.
N'empêche qu'après j'ai été plus raisonnable. J'étais plus à vos ordres. Ça fait du bien parfois de se faire remettre à sa place. J'ai compris que vous aviez monté l'Opération K2 pour faire le bien. Alors je me suis dit qu'il fallait vous laisser le bénéfice du bien. Pas comme tous les autres qui se sont mis à prendre les babys dans leurs bras, à les envelopper dans des couvertures, à leur faire des sourires et à lancer des regards de colère sur tous les adultes. C'était la pagaille.
J'ai compris que quand il y avait du bien, tout le monde en veut sa part. Ils étaient plus avides que si on avait balancé des dollars dans tous les coins. Ils se mettaient à quatre pattes pour ramasser leur morceau de bien. On a même battu un blanc. C'est pas tous les jours qu'on a l'occasion d'en cogner un. Puis on s'est vengé sur les viets. C'était le début. Vous et madame Phtong étiez les seuls à rester dignes. J'ai vu. J'ai voulu prendre exemple. Le français aussi essayait mais on aurait dit qu'il se pissait dessus. Il était pas digne, il était ailleurs, absent, il devait avoir épuisé sa dose de courage, elle devait pas être bien grosse !
Il y avait l'autre viet. Le patron. Il servait au bar comme un sous-fifre mais on savait. Je me suis dit que dans tout ce bordel, tout occupé à se bouffer du bien, ces cons de flics allaient le laisser se barrer. Alors j'ai sauté la rambarde des escaliers et je me suis retrouvé au milieu du bar. Ça s'est un peu calmé en bas. Le bien ça les avait rendu ivres et ils tapaient et y allaient pas de main morte. Moi, j'ai remis de l'ordre. J'ai cherché le grand Kuong mais il avait filé dans une ruelle par derrière. Il avait poignardé un petit flic.
Je l'ai rattrapé. J'ai vu son couteau. Je lui ai cassé le bras. Là, c'était bien.
Dans la voiture j'étais le chef avec vous. J'avais le grand Kuong et vous madame Phtong, on allait se les mettre au chaud. Au poste 123 on a deux cagibis pour ça. Je savais, moi avec Kuong et la trouille qu'il avait de moi. Avec lui, j'allais faire le Grand Frère, lui gueuler dessus, le frapper encore, et j'avais même prévu de lui casser un doigt. Avec madame Phtong vous alliez rester dignes. Je savais que vous diriez pas un mot plus haut que l'autre, juste lui faire comprendre qu'on allait la renvoyer au Vietnam, où il y a la peine de mort.
- Fous-moi la paix sale métèque ! c'est tout ce qu'il a trouvé à me dire. Je lui avais laissé pendre son bras, l'os cassé ça faisait un drôle d'angle, et ça commençait à percer la peau. Mais on aurait dit qu'il s'en foutait. Il crevait de douleur et pas de trouille. On était l'un sur l'autre, avec l'ampoule au plafond, et il savait que j'allais lui casser l'autre bras. Mais ça aussi il s'en foutait. Je comprenais pas. Je l'ai attrapé et je lui ai cassé un doigt, pour voir. Mais j'aurais pu le démantibuler pièce par pièce qu'il aurait toujours pas eu peur de moi. Il y avait donc un truc qui lui faisait encore plus peur, mais quoi ?
Avec madame Phtong je suis redevenu l'imbécile que je suis. Je l'ai pas touchée mais j'étais une brute. À elle non plus on ne faisait pas peur. Je l'ai reniflée comme un chien. Elle puait la terreur cette vieille carne ! Mais pas de moi. J'avais l'impression de lui faire un divertissement. Elle me voyait avec mes manières de bouledogue et je crois que ça la faisait rigoler. C'est comme ça quand les gens s'en foutent de vous cacher ou pas quelque chose. On les amuse à chercher à savoir. On devient des pitres.
Je suis pas resté longtemps, j'ai pas pu. Seule avec moi elle aurait dû commencer à raconter, on cherchait juste les fournisseurs de babys, on cherchait un viet véreux qui racolait dans la rue, un contact de merde, comme y en a des centaines à Phnom Penh. Elle nous donnait celui-là et, aussitôt sortie, on savait qu'elle en trouverait un autre. Elle le savait. Nous aussi. Elle savait juste pas jusqu'où on pouvait aller pour qu'elle recommence pas. Avec nous, il suffit pas d'un pot de vin à un juge. On a aussi notre propre façon de régler les problèmes. Mais là, c'était juste un accroc dans ses affaires.
Je vous ai dit : « Rien. » Vous aviez l'air inquiet. On se croisait dans le couloir du poste, à ce stade on était sensé avoir des aveux. Les babys attendaient sur des bancs.
- Qu'est-ce qu'elles foutent-là ? ai-je demandé au planton.
- On attend les bonnes sœurs, Grand Frère, elles vont s'en occuper.
Les gamines dormaient les unes sur les autres, les plus petites sur les genoux des plus grandes, les grandes appuyées épaules contre épaules. Je vous ai vu encore avec vos yeux de colère, vous sembliez le dernier à s’intéresser encore à elles, la plupart des flics étaient rentrés chez eux. Puis vous vous êtes agenouillé, vous alliez en pousser une qui glissait par terre. Puis rien, vous ne l'avez pas touchée.
- On dirait un étalage de poissons, trouvez leur des lits, c'est infect ! avez-vous ordonné en vous relevant, et moi, vous m'avez entraîné dans votre bureau.
- Ils ne t'ont rien dit à toi ? Ça pue le trafic, tu le sens ? vous attendiez même pas mes réponses, je ne vous ai jamais entendu m'en dire autant. Pas le trafic banal entre viets. Il faut voir plus haut, avec les européens, il y a ce pervers de français, Bonneval, mais lui c'est les petits garçons... On m'a dit que les ONG s'agitent beaucoup, il y a plein de gosses qui défilent... Tu comprends ? Ils achètent nos gosses et les envoient en Europe. Y a des femmes là-bas qui versent des larmes sur des petits Khmers, elles pleurent et paient en dollars. Tu comprends ? Quand on vend des gosses on s'en fout où ils vont, on s'en fout à quoi ils servent... des mères éplorées c'est la façade... et vous avez répété « la façade » au moins trois fois. Il faut qu'on sache, voilà comment on va faire.
Alors on a fait comme ça. Vous avez dit qu'ils devaient avoir peur de nous, qu'ils devaient plus penser qu'à nous, qu'on allait devenir leur cauchemar.
Vous avez rejoint madame Phtong et moi le grand Kuong, les deux cagibis sont pas loin l'un de l'autre, si on s'y prend bien, on entend tout ce qui se passe dans celui d'à-côté. Il m'attendait. Kuong connaissait la musique. Il savait qu'il devrait me lâcher quelque chose quand je reviendrais. Il s'était préparé, il a fait mine de résister mais il avait préparé son laïus. Dès qu'il a ouvert la bouche, je l'ai coupé :
- Ta gueule. J'suis pas là pour ça...
J'avais pris m'a tronche de brute, le ton méchant, la voix caverneuse, l'oeil mauvais... Je le jouais pas trop bien ce rôle, je le sais, je ne suis pas une brute, j'ai seulement les épaules assez épaisses pour le faire croire. Je jouais au con et j'espérais bien le devenir complètement, pour faire ce que j'avais à faire il fallait que je devienne très con, ça serait moins difficile, ça serait comme si c'était pas moi, mais un type possédé par un démon, celui de la connerie.
Je me suis approché de lui, il me fallait deux choses, des cris et du sang. J'avais décidé de frapper au visage. Je voulais que son nez saigne et, à force de taper, que ça gicle sur moi. J'avais une chemise blanche, j'attendais que ça fasse des taches, je m'essuyais les mains dessus, ça devait devenir comme un tablier de boucher, avec des trainées brunes et la marque du couteau qu'on a soigneusement essuyé. C'est sûrement ça qui m'a donné l'idée du couteau.
Je frappais pas trop fort, sûrement pas assez fort, il gueulait pas, il encaissait, il comprenait pas, il se laissait faire. Je prenais mon temps entre chaque coup, je laissais le doute monter dans son cerveau, je le laissais se demander s'il allait encore prendre un beigne ou si je m'arrêtais. Je voulais qu'il ne pense plus qu'à ça : est-ce que j'allais encore lui foutre ma main dans la gueule ? C'est pas facile de bien tabasser un type, il ne faut pas rester dans le même rythme, sinon il a le temps de se préparer, ça devient une habitude, et chaque type finit par apprécier une habitude. C'est très psychologique de tabasser correctement, je suis fort là-dedans, justement parce que je ne suis pas un con.
Je me laissais aller. Je cognais peu à peu plus fort. Je fatiguais, alors mes coups devenaient plus durs. Au début je gardais une souplesse dans le poignet, son nez s'est mis à saigner très vite et mon poing glissait dans le sang, j'étais souple, mes coups étaient des caresses en même temps et je regardais le sang gicler sur sa chemise. Il encaissait et ne disait rien. Puis mon bras s'est tétanisé. Je tapais trop fort et je soufflais comme un phoque. C'est moi qui râlais. Dans l'autre cagibi on devait m'entendre. Et toujours pas un cri. Ça devait ressembler à un ronron lassant. Pas de quoi faire bien peur. J'étais complètement à côté de la plaque.
Je m'en suis rendu compte à temps. J'ai arrêté.
- Si tu veux pas écouter ce que j'ai à te dire, tu veux que je fasse quoi ?
Je voulais pas qu'il me pose de questions, c'était le pire qui puisse arriver, je vous dis ça Grand Frère, pour vous expliquer ce qui s'est passé après. S'il posait des questions c'est qu'il avait eu le temps d'y penser, pendant que je le frappais ! Non, je n'étais pas digne de vous, pour une fois, pour une fois, vous m'aviez fait confiance et moi, moi, je faisais tout de travers. J'étais moins qu'un chien. Un moins que rien ! Et j'avais osé vous regarder, me croire autre chose qu'un chien, mais je n'étais qu'une merde orgueilleuse.
Je pétais les plombs. Kuong était en train de me battre. J'étais vaincu, vidé, foutu, lessivé, assis. Je ne comprenais plus rien. Vous savez ce qui m'a sauvé ? J'ai pris son bras cassé et je l'ai tordu. Il a hurlé. Il est tombé dans les vap. Et pendant qu'il était dans le coaltar je lui ai envoyé ma peur. Je suis allé chercher mon couteau : je voulais que ce soit la première chose qu'il voit quand il se réveillerait. Je l'ai tenu sous ses yeux. Et j'ai attendu qu'il les ouvrent.
Le démon montait en moi. C'est parti tout seul. Quand son œil s'est ouvert j'ai tiré le couteau vers moi. Un coup sec et précis. Le globe s'est fendu sur toute la longueur.
Alors il a hurlé comme jamais j'ai entendu. Un long cri sans fin, de douleur d'abord, et puis, de tout au fond, on entendit monter la terreur. Une terreur comme un trou. Il venait de tomber dans ma main. J'étais fier.
Tout était noir. Je me suis reculé, j'ai regardé l'ampoule, elle était bien allumée, elle brillait, tout allait pour le mieux. Puis un millier de poux se sont promenés dans ma tête, pas sur mes cheveux, mais à l'intérieur. Vous êtes entré, Grand Frère. Vous avez pris la tête de Kuong et vous l'avez bandée avec un chiffon. Vous m'avez dit de sortir.
Dans le couloir les gamines regardaient l'ampoule qui se balançait. Puis les bonnes sœurs sont arrivées, elles les ont emmaillotées dans des couvertures. Elles faisaient ça sans tendresse, sans gentillesse, un peu brutales, comme si elles prenaient des colis pas très pratiques. Elles voulaient aller vite, plus vite que la musique, les couvertures tombaient, les gamines ne bougeaient pas, elles n'allaient pas au pas, elles avaient l'air bien, là, sur leur banc, et pourquoi on venait les déranger ? Alors elles les ont portées et sont parties, je voyais des jambes et des pieds nus flotter dans l'air.
L'Opération K2 prenait beaucoup d'importance. Je veux dire que je sentais que ça devenait important, on ne savait pas encore à quel point, mais je sentais monter l'excitation, un instinct de chasseur, quelque chose que je croyais avoir oublié. Parce que, tout ce que nous faisions ne servait jamais à rien. Et nous n'avions pas envie d'être utiles, faire le moins de vagues possibles, rester discrets, voilà notre credo. Un juge à qui on graisserait la patte libérerait qui de droit, et justement, ce qui de droit était toujours celui qu'il aurait fallu enfermer. Nous n'allions pas nous époumoner à crier dans la foule, personne ne nous entendait, c'était comme si, quoiqu'on fasse, nous n'aurions jamais eu le droit de parler. Nous étions la loi et nous n'avions aucun droit.
La corruption aidait les barbares. Ceux plus violents, plus méchants, plus sanguinaires, sortis un jour du néant, s'installant chez vous, disant « ceci est à moi », « ceci est mon territoire »... Puis la corruption encaissait. Et les brutes devenaient des barbares, il n'y avait que leurs lois, et elles changeaient toujours, quand un barbare en remplaçait un autre, avec sa fierté, ses principes, et son envie de pire, toujours pire que celui d'avant.
Alors je me contentais d'être bien content de m'être sorti vivant de la guerre. J'ai dû y être barbare. Plusieurs fois. Chassé puis reprenant le pouvoir. Je disais « ceci est mon territoire » et quelques jours plus tard je m'enfuyais, la queue entre les jambes. Plusieurs fois. J'avais bien le droit puisque les autres le faisaient. J'ai obéi aussi, aux ordres des caporaux, des colonels, des généraux, des commandants, des lieutenants, des sous-lieutenant, des miliciens, des chefs, il en pleuvait de partout des chefs, tout le monde l'était au bout d'un moment, il y avait les chefs héros et les autres, ceux qu'on savait pas pourquoi ils l'étaient, mais on obéissait à tout le monde. On n'était pas obligés, mais ça rassurait, ça faisait du bien d'avoir un chef, un général ça donnait du baume au cœur... même un général tout seul, sans escorte, rien, on avait l'impression d'être plein à lui obéir, d'être nombreux à faire la même chose, qu'on était plus des barbares... tout ça pour un général. Il suffisait de la veste, on s'en foutait qui était dedans ! J'en ai souvent trouvé des généraux morts, avec la veste encore toute propre, j'aurais pu les détrousser et hop ! me voilà aussi général ! mais j'ai jamais voulu, j'avais une putain d'envie d'obéir ! pas de donner des ordres, j'étais fatigué, je voulais plus dire « ça c'est à moi ! », je voulais arrêter, et obéir c'était arrêter... on marche, on marche, on continue, on vole s'il faut, mais au fond on a arrêté... on est rien, si, on est un « ordre », plein d'un « ordre », et un ordre c'est toujours logique, ça mène quelque part, alors ça suffit pour avancer quand vous êtes tellement fatigué que vous vous souvenez même pas de votre nom.
- Kin, vous avez dit. Et rien d'autre comme d'habitude. Vous aviez remis Kuong en état, il avait même l'air rassuré, je ne sais pas comment vous avez fait, mais il était maintenant tout à moi, doux comme un agneau, il m'attendait et il était content que je revienne. Je ne sais vraiment pas comment vous avez fait. J'ai suivi vos ordres.
D'abord, j'ai pris le couteau à ses pieds et je lui ai coupé un doigt.
Il a pas hurlé longtemps. Mais c'était bien. Ça sonnait comme un cri de fou. Je crois qu'il est devenu fou à ce moment-là. J'ai hurlé à mon tour. Comme un réflexe ça l'a fait repartir, il s'est mis à crier encore plus fort, comme pour ne plus m'entendre. Bien. Puis il s'est fatigué. J'ai recommencé. Deux ou trois fois. Je le laissais reprendre son souffle et je lui envoyais mon cri dans les oreilles. Il chantait bien Kuong ! Lui et moi, on aurait dit deux grillons qui se répondaient dans la nuit. Puis je me suis penché sur lui, il fallait qu'il parle maintenant, même s'il était fou :
- J'en ai rien à foutre de ce que tu peux me dire, je m'en tape que tu nous donnes le salaud qui vous vend les mômes, j'en ai rien à foutre de ta gueule, t'es plus que de la merde, fallait pas faire le malin, tu vois le couteau, maintenant, bouge pas, dans pas longtemps je vais te l'enfoncer dans les tripes, je vais le tourner, comme un tire-bouchon, et je vais te retirer la boyasse et la laisser pendre, jusqu'à ce que les vers viennent la bouffer, et avec cette chaleur ça va pas traîner, et ils vont remonter et venir te bouffer de l'intérieur, tu vas avoir des millions de vers dans le bide, ça va grouiller, tu vas les sentir tous, les uns après les autres, tu vas pourrir, et t'auras le temps de te dire « je suis une pourriture en train de pourrir » …
Je parlais, je parlais, je m'arrêtais plus, il m'écoutait pas de toute façon, j'inventais, je disais n'importe quoi, je faisais du bruit, je racontais les poux dans ma tête, c'était devenu des vers, mais c'était pareil, je lui parlais de ma tête, de mes boyaux, de la « dingue » qui avait dû le bouffer lui aussi, je lui parlais de moi, je faisais copain-copain, j'avais plus rien à dire. Il fallait que ça dure pour que, de l'autre côté, on entende comme une longue longue litanie d'aveux complets. Je faisais juste ma voix caverneuse et monocorde, qu'on n'entende qu'une voix sans rien comprendre. Et lui, il ne se rendait même plus compte qu'il aurait préféré mourir.
- Pffffff... Pffffff... Fsssssss.... chien... bouge pas... approche pas... Fssssssss... chien macaque khmers... grifffffff... fssssss... dégage... je te crève les yeux... chien khmer... si t'approches je te crève... Ah ! Non ! Reste assis ! Je te préviens... je te bouffe les yeux... des griffes, j'ai encore des griffes... Chhhhhhh... crache... saute et paf ! Mes griffes sur ta gueule, tu m'attraperas pas.... trop lourd, trop moche... Tes yeux tes yeux tes yeux ahhhhhhh !
La vieille à jouer les chatte perchée sur le dossier de la chaise, ça valait le détour ! Et vous, Grand Frère, elle vous a dit de vous taire, de pas approcher, vieille carne ! Je vous connais, je sais que vous avez pas bougé, pas dit un mot, bien sûr que non !
- Je n'ai pas peur de vous.
Elle avait cessé de feuler. La bonne femme Phtong avait changée du tout au tout en me voyant entrer. Elle a regardé mes mains. J'étais couvert de sang. Pas mes mains, je les avais lavées, elles étaient rougeaudes, un peu gonflées, de grosses paluches de boucher, des paluches qui claquent la viande, l'attrapent, la tordent, travaillent quoi... J'avais de grosses paluches sympathiques. Elle les fixait tant qu'elle pouvait... elle voyait plus que ça et reprenait contenance. Kuong était devenu un morceau de viande, voilà une chose entendue, la vieille, elle a compris tout de suite qu'on avait besoin d'elle vivante, et en bon état.
Elle a vite compris, mais nous, on l'avait vue sur la chaise à se prendre pour une chatte. On allait commencer à danser.
- Ce que vous avez fait à Kuong vous l'avez fait à Kuong. C'est son affaire. Vous pouvez le frapper tant que vous voulez. Regardez mon visage. Il ne saigne pas. Il n'a rien. Son corps n'est pas le mien. Il peut crever, je m'en fous. Je vous garantis qu'ils peuvent tous crever autour de moi, je ne lèverai pas le petit doigt.
- Kuong va très bien.
Elle ne vous a pas cru bien sûr, mais ça lui a quand même fichu un coup, elle se demandait pourquoi vous mentiez avec autant d'aplomb, sans vous cacher, sans même essayer qu'elle vous croit.
Voilà ce que j'ai toujours aimé chez vous : la logique. Si quelque chose est évident, vous direz le contraire, vous le dites sans vous justifier, juste comme ça. Et ce qui est logique ne l'est plus du tout. C'est votre logique à vous qui prend la place. Je restais debout contre la porte en cachant mes mains l'une dans l'autre.
- Et il nous a dit tout ce que nous avions besoin de savoir.
- Et alors ?
- Alors, rien.
Maintenant elle avait peur. Ça se voit la peur. Ça se sent par degré. Avec un peu d'habitude c'est facile à apprendre, on se fait beaucoup d'illusion sur ce que les gens sont capables de cacher. Chez la vieille Phtong, la peur ça la desséchait, elle devenait comme du parchemin.
Puis vous n'avez plus rien dit. Ça a duré une bonne partie de la nuit. Elle attendait pendue à vos lèvres. Il semblait que toute l'eau de son corps s'évaporait. Avec cette chaleur la sueur dégoulinait le long de votre col et les muscles de votre mâchoire se contractaient de temps en temps. Vous aviez une patience immense, je n'en pouvais plus, et votre patience emprisonnait les heures dans ses gigantesques filets, elle les ramenait à elle, comme si vous teniez les heure sous votre bras, serrées dans un petit baluchon, et elles pesaient pas lourd, vous en faisiez ce que vous vouliez, tiens ! en sortir une et la faire rouler à nos pieds, par exemple, vous auriez pu faire ça, tellement tout était piégé dans votre patience. Il faisait de plus en plus chaud, ça, vous ne le maitrisiez pas, et la mère Phtong ne transpirait pas, on voyait juste ses vieilles rides se creuser.
Puis elle a osé demander « Que vous a-t-il dit ? » et comme vous ne répondiez pas, elle s'est mise à répéter la même question. Elle faisait ça à intervalles régulier, j'ai essayé de compter, je me souviens, à peu-près toutes les minutes, comme un coucou d'horloge.
Elle le disait sans le dire, voilà, ça ressemblait pas à une question, elle le marmonnait d'une voix blanche, comme si, elle aussi, elle comptait les secondes. Donc elle disait rien. J'avais caché mes mains dans mon dos. Entre chaque question on voyait la terreur se promener dans ses yeux, elle passait de l'un à l'autre, puis les pupilles se fixaient, cherchaient mes mains sans les trouver, et la terreur s'enfonçait en elle, puis elle parlait. Et ainsi de suite.
C'était de l'adrénaline en barre, la vieille. Tendue, de tout au fond de ses tripes jusqu'à la prunelle de ses yeux, un nerf entre les deux, douloureux, tremblant et tétanisé, un nerf sur lequel vibrait sa voix, mécanique, morte. Avec autant de tension il pouvait y avoir qu'une catastrophe dans tout son corps et son cerveau, c'était évident, maintenant que vous l'aviez faite disjoncter !
Toute cette tension ça lui broyait le corps par les viscères, le sang lui est remonté le long de ce nerf entre ses yeux et ses tripes et lui a injecté la rétine. Les vaisseaux ont éclaté comme des fusées de feu d'artifice, oh la belle rouge ! et ça a envahi tout le blanc, ça pétait de partout ! Bing ! Bing ! et plus elle parlait, plus ses dents grinçaient, ça craquait là-dedans, et sa voix sortait plus qu'en sifflement de serpent étranglé et, entre les mots, au milieu des mots, des pschhhht qui fusaient dans la bave, les cliquetis mécaniques d'une vieille bagnole en train de se désosser sur un chemin plein d'ornières. Elle tombait en ruine, la mère Phtong !
Et puis, ses yeux tout plein de sang fixés sur ma chemise qui valait pas mieux, j'aurais pu me voir dans un miroir, alors j'ai compris : c'est tout ce sang qui la débordait, elle pensait plus qu'à ça, elle voyait plus que ça, c'était comme une dingue, elle était plus que du sang qui lui giclait de partout, elle était comme les mecs qui vont crever et qui se revoient en foetus, tous rouges, baignants, barbotants, heureux à en devenir fous, ultra contents de replonger là-dedans et de plus jamais en sortir ! Déjà dans le trou les mecs, comme s'il allait y faire chaud et que ça serait le plus agréable des endroits de la terre, la mort un vrai palace !
Les poux me sont remontés tout d'un coup. Je les ai sentis dans la poitrine, un nuée grosse comme un poing, tous serrés, à se bouffer le nez les uns les autres, et quand ils ont fini de se battre là, ils sont descendus dans le ventre, et comme ils avaient plus de place ils se sont étalés, ça devenait un gros nuage, et boum ! comme la fusée de feu d'artifice ils ont éclaté et en moins de deux, ça grouillait de partout..
Ça m'a pris du temps de les suivre, ils avaient une ballade pas évidente. J'écoutais plus. C'est vous qui m'avez réveillé. Kuong s'était remis à hurler dans son cagibi. Au début j'ai cru que c'était la mère Phtong, parce qu'elle essayait elle aussi, mais ça sortait pas, comme j'ai dit, ça commençait juste à faire une sorte de feulement son discours, le chat qui remontait quoi ! mais ça on le savait qu'il allait revenir...
- Du rouge, du rouge, du rouge... asticot rouge ça chie rouge... j'en ai, j'en ai, plus que vous... vos yeux aussi seront rouges...
Puis j'ai dû partir. Madame Phtong disait enfin un truc. Mais avec le bordel que foutait Kuong on n'entendait plus rien. Quand je suis entré dans son cagibi il était en train de se taper la tête contre le mur, c'était ça tout ce raffut. Je l'ai attaché pour le calmer. Ça m'a bien pris dix minutes à essayer de pas faire de bruit. Et forcément quand je suis revenu, elle avait lâché le morceau.
Elle voulait nous montrer quelque chose. On l'a accompagné Kilomètre 11 dans son claque, on a fait sauter les scellés, elle nous a mené dans son cagibi à elle, de sous une latte de plancher elle a tiré des cassettes vidéo.
Du rouge ! On en a eu tout notre soul... Les poux se sont tous recroquevillés... Ils sont restés dans un coin de mon œil, un tout petit coin, un point, un point dans mon œil qui grouille encore.
Je me réveille. Je vois la lumière. Elle passe à travers mes pansements. C'est blanc. Ça ne ressemble pas à ce que je connais. Je ne l'ai jamais vue comme ça. Je me réveille et j'ai envie de chanter. C'est la lumière comme elle devrait être.
Le monsieur à côté dort toujours, il dort, il dort et ne s'arrête pas. Il y a d'autres messieurs qui viennent le voir. Ils s'assoient sur une chaise qui grince. Je les aime bien ces messieurs, ils sont gentils, c'est gentil de venir visiter quelqu'un qui vous dit jamais rien, qui fait comme si vous étiez pas là. Ils ne disent rien, ils ont leur lumière à eux. Maintenant, c'est pas la même que tout à l'heure, c'est un autre sur la chaise.
Je crois que la lumière blanche elle vient de celui-là. Le monsieur qui dort ne la voit pas. Il est trop vieux. Sur ses yeux il y a de la peau qui pousse, alors ça lui fait comme des lunettes de soleil, il voit plus que de la lumière marron et pas très belle.
Il fait peut-être semblant de dormir, des fois les gens font ça pour qu'on leur fiche la paix. Fiche-moi la paix ! On peut dire ça à plein de gens quand on est malade. Quand on est en bonne santé c'est tout le contraire, on dirait qu'on n'a le droit de rien faire. Quand on est en bonne santé on n'est jamais content du coup. Il faut toujours faire ci ou ça, des choses obligatoires qu'on ne peut pas refuser. Je suis sûr qu'il y a des adultes très fatigués qui se mettent malades juste pour qu'on leur fiche la paix.
Ce monsieur il fait comme ça, j'en suis sûr. Il a fermé les yeux et c'est comme s'il s'était mis dans une petite boite. Personne peut plus le toucher et l'embêter. On s'occupe de lui, on l'aide à respirer, on le fait manger et tout, et lui, il reste dans sa boite où il a tout ce qui lui faut. C'est pas grave, tout ce que les autres peuvent faire à sa place, c'est aussi bien comme ça, toujours ça de gagner, lui, il s'occupe que de sa boite, et là, y a personne qui entre.
Il a raison, quand on dort la lumière n'entre pas, ça suffit pour qu'il se passe plus rien, puisqu'on ne le voit plus. Je jouais avec une bougie au-dessus des paupières de ma sœur qui dormait, je jouais à essayer de la réveiller, à faire des ombres sur le mur, ça faisait des formes, des machins, des films. Eh bien, elle ne m'en a jamais parlé de ces films qu'elle n'a jamais vus.
Maintenant la lumière passe trop vite. Je crois que je l'attrape et je pourrais vous raconter des histoires sur la lumière des gens. Mais, pour de vrai, elle passe trop vite. Je n'attrape rien, j'essaie et ça finit par me faire mal à la tête. Ça finit tout comme si on me plantait des aiguilles. La lumière passe et ne s'arrête pas.
Je vais faire comme lui, dormir, et que plus rien n'entre, je ne saurai plus rien, j'ai déjà fini d'apprendre, plus d'école, plus de professeur, plus de leçon, je ferai juste avec ce que j'ai et qui n'est pas grand chose, et ça sera très bien comme ça.
En rentrant chez moi je suis fatigué. Il fait beau. Je rentre à pied. Ça fait bien longtemps que je n'ai pas marché dans les rues de Phnom Penh, ce ne sont pas des rues où on marche, je n'y conduis même plus, mon chauffeur me conduit, je me laisse aller et parfois, je réalise que je ne connais pas cette ville. Je ne me souviens même plus des heures passées dans la voiture, dans les embouteillages ? les détours ? ou des trajets rapides ? Je n'arrive pas à me souvenir ce que j'attends quand je suis dans la voiture.
Quand je marche il y a quelque chose qui se remet à fonctionner. Je parle dans ma tête. Je fais des phrases. Le cul dans un fauteuil il y a longtemps que je n'arrive plus à rien. Quand on est devenu un pisse-copie comme moi plus aucune phrase n'est précieuse. Elle se perd en allant boucher un trou quelconque. Il y a bien longtemps que je sais que je n'ai pas de talent. J'ai l'outrecuidance du médiocre, caché derrière le flot ininterrompu de mots en perles, en quantités astronomiques que je balance comme un maçon du plâtre sur un mur, ça finit en enduit bien lisse et, à la fin, je n'articule plus rien, je mâche du plâtre.
Là, je marche, et je dégueule du plâtre. Je vous garantis qu'en arrivant à mon bureau je plaquerai tout tel quel sur une feuille ! Et ça sera blanc sur blanc. Comme si je n'avais rien fait.
Maintenant que le commandant To meurt, il me manque. Cette mort je l'attendais, on apprend à ne pas se faire d'illusion, il y a rémission puis chute un peu plus grave à chaque fois, alors on calcule, on tient un calendrier et on ne se trompe jamais de beaucoup. Cette fois sera la dernière. Il respecte mes prévisions...
Phnom Penh je l'ai découverte grâce à lui. Je veux dire dans son étendue infinie, pas seulement nos petites saloperies d'expat en manque, drogués de sexe ou d'opium, nos petits trafics en toute impunité, et nos perversions sans goût car sans risque. Avec lui est arrivée la justice, le grand nettoyage, putain ! j'ai aimé ça ! Pas la vengeance. Non ! Le débarquement de la justice dans un monde sans loi, j'avais l'impression de faire plus que le ménage, j'avais l'impression de créer un pays, un labyrinthe pour les rats, avec ses chausse-trapes où tombaient les crapules, enfin ! des coupables et des innocents, on faisait ça !
Au-dessus de la loi, on mettait la justice. Il disait : « La justice d'abord. »
- La loi n'est pas suffisante. Elle nous aide. On ne peut pas dire que les lois sont mauvaises, nous avons des tribunaux, une police, tout cela est assez bien fait. Mais vous savez, comme moi, que le sentiment de justice n'existe plus. Je vous parle d'un sentiment, monsieur, une merveille de l’âme humaine, plus profond que la conscience, cette chose qui fait qu'un coupable vient se dénoncer. Un jour les coupables ferons la queue pour se dénoncer.
- Et ça sera un pays merveilleux ?
- Un pays avec un sentiment.
J'avais passé une sale soirée quand tout a commencé. Moi qui ne bois jamais je m'étais consciencieusement imbibé. Avec méthode, comme un type qui sait faire. En rentrant chez moi j'avais envoyé se coucher ma femme et mon gamin, j'avais pris possession du salon, posé deux bouteilles se whisky et deux verres devant moi. Puis je m'étais affalé dans le fauteuil. J'avais regardé mon petit attirail, je me souviens, du genre « À nous deux ! ». j'ai rempli un demi-verre et l'autre entier, chacun sa bouteille, comme si je trinquais. Avec qui ? Je sais pas.
J'avais laissé mon meilleur pote au Kilomètre 11. Mon meilleur pote c'est moi. Celui qui se faisait des illusions et qui était pas content de l'autre, celui que j'avais ramené à la maison, le cul dans son fauteuil. On avait à parler tous les deux. J'ai siroté le premier demi-verre. Il a ingurgité le deuxième. Et ainsi de suite, on s'est répondu, jusqu'à ce que je me marre, quel con pathétique et roublard... J'avais trouvé un joli moyen de me réconcilier ! Au quatrième verre ça n'avait plus beaucoup d'importance j'étais un et indivisible et sacrément joyeux de me biturer en douce.
J'en ai pas fini avec toi ! c'est un truc que j'ai eu le temps de me dire... puis après le trou, je vous l'ai dit, je ne sais pas boire, je me suis affalé la tête dans les genoux et la première bouteille n'était même pas finie. J'ai ni vomi, ni oublié, ni repris courage. Je me la suis mise pour rien. Qu'un mal de crâne, une gueule de bois et, le temps que ça a duré, j'ai encore pu me faire croire que j'étais un « mec ».
Le coup de fil de To m'a planté des pieux dans l'occiput :
- Il faut que je vous voie.
- Bien sûr... Bien sûr... L'avantage, dans mon état, c'est qu'on ne s'étonne de rien. L'avantage c'est que ça donne confiance aux autres. tant pis si on sait pas ce qu'on dit.
- Chez moi... c'est très bien...
De toute façon je pouvais pas bouger.
Le Commandant To, lieutenant en vérité, de la police ou de l'armée, personne ne savait vraiment, n'était pas homme à s'acheter un grade ni à usurper son rang, alors commandant cela lui convenait très bien, car à vrai dire, ça ne voulait pas dire grand chose. Il n'était pas homme non plus à s'asseoir, j'en faisais l'expérience, il déambulait dans mon salon, faisait les cent pas comme on dit, car ça dû être au bout de cent pas qu'il daigna s'adresser à moi ; j'en avais le tournis.
- Connaissez-vous un certain Oswald Wodewood ?
- Non.
Tout le monde connaissait Oswald. Un américain qu'on disait issu de vieille noblesse britannique, plein aux as, la quarantaine décharnée, il se prenait pour un grand colon, en portait constamment l'habit : blanc de la tête au pieds, lin fin et gilet trois boutons, borsalino vissé sur la tête. On l'appelait le Howard Hugues du Mekong parce qu'il grattait fébrilement l'objectif d'un petit instamatic qu'il avait toujours sur lui. Et il dégainait à l'improviste sur les cibles les plus inattendues, un coin de rue, une nana, vous, de face, quand vous étiez avec lui. Il devait avoir des milliards de photos de tout et de rien, personne n'en savait rien, il ne montrait jamais rien notre Oswald Hugues ! C'était aussi la plus célèbre tapette de Phnom Penh.
- Je veux dire que nous n'avons pas été présentés... Mais j'ai entendu parlé de lui... Il est malade je crois...
- Oui, c'est un grand malade.
Les petits yeux secs de To ne me disaient rien qui vaille. Il était de notoriété publique qu'Oswald n'en avait pas pour longtemps, transplanté il y a une dizaine d'année il se bourrait de médicaments et le climat ne lui réussissait pas, qui le croisait deux fois le voyait décliner, il était parfaitement inoffensif. Bien que je sache par ailleurs qu'il était une des pires crevures que la terre ait portée. Ce que To avait l'air de penser aussi avec ses sous-entendus et je me demandais bien comment il en était arrivé à cette conclusion.
- Vous me jurez n'avoir jamais été en relation avec cet homme ? Qu'il ne vous a jamais vu et ne pourrait pas vous reconnaître s'il vous croisait ?
- À moins qu'il m'ait shooté par hasard, impossible !
- Bien. C'est très important, vous savez.
J'avais pris le parti d'être droit dans mes bottes, c'est-à-dire de tout nier en bloc, s'il y avait quelque chose à nier, bref, bien m'en a pris, j'avais emporté la confiance de To.
- Vous souvenez-vous de la petite opération auprès de madame Phtong et du grand Kuong que vous nous avez aidé à monter hier soir ?
- Je n'ai pas réussi à l'oublier, en effet, dis-je en désignant les bouteilles sur la table. Il avait depuis longtemps jaugé la situation, mais mon aveu plein d'ironie le confirma dans cette sympathie qu'il semblait avoir naturellement envers moi. Ou alors je me goure sur tout la ligne. Non. On s'aimait bien, j'avais juste à faire attention à ne pas lui mentir, il avait un radar pour ça, et je venais de passer tout près ! Dieu sait ce qu'un type comme ça pouvait me faire si j'essayais, ne serait-ce qu'un embryon de tentative, de le rouler dans la farine ! Je n'étais pas de taille. Il valait mieux filer droit. Et puis quoi, merde, j'étais un être sensible, que les dégueulasseries du monde ne laissaient pas indifférent, ma biture en était la preuve ! J'était le bon samaritain idéal, sensible, honnête, influençable. Une denrée rare...
- Cette affaire a eu des suites, disons... fâcheuses... Pendant que vous vous... reposiez, madame Phtong nous a spontanément... révélé l'existence de certaines cassettes... Elle nous a même confié lesdites cassettes, que nous avons donc visionnées.
Il laissa alors passer une putain de pause.
- Savez-vous ce qu'est un snuff movie ?
Là, mon sang se glaça dans mes veines. Puis je me mis à dégouliner du front, à devenir blanc comme un linge, la trouille était en train de me foutre la diarrhée. Je voyais les images comme si j'y étais, j'eu l'impression qu'on venait égorger quelqu'un dans mon salon, je ne pensais pas que ça pouvait exister en vrai un truc pareil, je voyais du sang, j'eus soudain l'irrépressible envie d'aller voir mon fils qui devait encore dormir à l'étage.
- Je vois que vous savez ce que c'est... Ceux-ci ont cependant la particularité de « mettre en scène » des enfants. Madame Phtong nous a affirmé qu'ils lui avaient été fournis par le sieur Wodewood, qu'il avait soutenu que c'était une « occasion » à ne pas manquer, et avait proposé un prix tout à fait raisonnable. Vous saisissez donc quel est notre problème.
J'étais terrifié. Puis j'imaginai ce pauvre Oswald en train de négocier ses cassettes à la vieille... Mais qu'est-ce qui lui était passé par la tête ? Je commençais à avoir un rire nerveux et pas très catholique, à vrai dire j'étais au bord de la crise d’épilepsie. Je saisis une bouteille et m'enfilai une longue goulée de whisky, ce qui eut pour effet de transférer ma panique dans mon estomac, et me rassura un peu.
J'avais décidément tout du mec sensible !
To me regarda dans les yeux et je ne sais pas ce qu'il pu y lire à part la panique et l'irrépressible envie de ne plus être là, en face de lui, de n'avoir jamais mené avec autant de « courage » cette satanée opération K2 et de me tirer loin de cette ville, de ce pays, loin loin de tout et de lui en particulier.
- Ce monsieur Wodewood est américain, et nous savons désormais qu'il a la regrettable manie de réaliser des snuff movies dans sa cave.
- A... a... arrêtez-le... finis-je par articuler, pas trop convaincu.
- Vous savez que c'est impossible. Pas sur la simple dénonciation d'une viet. Il nous faut des preuves. Nous devons constituer un dossier inattaquable, car je ne pense pas que l'Ambassade américaine permette qu'on jette ainsi l'opprobre sur un de ses concitoyens.
- Vous l'avez reconnu sur les films ?
- Il semble s'en tenir au rôle de « réalisateur », il n'apparait pas. Puis To m'expliqua ce qu'il attendait de moi, à savoir constituer ce fameux dossier. Il s'agissait de faire des photos d'Oswald, les plus précises possibles évidemment, de surveiller et noter ses faits et gestes et, le cas échéant, d'entrer en contact avec lui.
L'affaire était entendue, je me retrouvais dans le coup, enrôlé de force, et plutôt fier en fin de compte. J'essayai cependant un dernier truc, par acquis de conscience, pour voir jusqu'où j'avais le beau rôle et les coudées franches, je lui dis que je n'en aurais sans doute pas le courage.
- Pas besoin de courage. Vous êtes un homme plein d'émotion. Cela suffit. J'ai vu en vous un grand sentiment de justice, c'est la seule chose importante, et il partit.
J'étais loin d'un quelconque sentiment de justice à ce moment-là ! Je me servir un grand verre de whisky, au petit déjeuner, ça pose un homme ! Cette fois je le buvais pour le plaisir, savourer cette immense satisfaction de devenir un homme de pouvoir, mes affaires marchaient décidément très bien et c'était ma grande honnêteté qui en était la cause. Je trinquai à la santé de To.
Je regardais son manège depuis un moment. Le type nous avait été présenté par un de nos investisseurs : « Un belge plein de pognon, il veut mettre du fric dans une affaire qui marche et surtout qui lui pose aucun souci. » Profil plutôt classique dans un endroit où il faisait de toute façon trop chaud pour bosser. Quand il n'y fait pas chaud il pleut, guère plus motivant.
C'était un type jovial, pas prétentieux, le genre sportif d'une petite quarantaine dynamique. Il avait fait fortune dans l'esthétique, la chirurgie esthétique, il nous a un peu expliqué, son truc tournait autour du rajeunissement, la cure de jouvence, la biothérapie, l'entretien des tissus, bref, il aidait les vieilles à se sentir belles. Il racontait ça avec un léger sourire en coin, plutôt satisfait de son sens du marketing. « Vous savez, disait-il, ce qui compte c'est la façon d'écouter, le plus souvent ça suffit. »
Ainsi allait-il, refusant la plupart du temps toute intervention, valorisant ainsi celles qu'il acceptait de pratiquer à des prix très largement au-dessus de la moyenne.
Franck et moi on le regardait d'une façon assez distraite. Moi, parce que j'avais passé la journée sur les traces de Oswald et que j'avais cinquante questions en stand-by et Franck parce qu'il ne prenait pas notre belge au sérieux. Le type se proposait de mettre 15 000 dollars dans la boîte, pas un cent de plus. On ne nous avait jamais fait ce coup ! En principe, on ne parlait même pas d'argent au premier rendez-vous.
Puis, de fil en aiguille, on laissait venir, et quand l'investisseur finissait par sortir le chéquier, c'était pour deux ou trois mille, jamais plus de trois, comme un seuil psychologique, mais avec l'engagement tacite de rallonger la sauce dans les prochains mois.
On se regardait dubitatifs avec Franck car, pour la troisième fois depuis le début de l'entretien, le belge s'était éclipsé aux toilettes. C'était ça son manège. Quand je dis qu'on se regardait dubitatifs, personnellement je n'en avais rien à foutre, j'étais ailleurs, et de sentir les manœuvres de Franck ça commençait à m'énerver. Parce que je les connaissais par cœur. Il cherchais le point faible du belge, le cul sans doute, ici c'était toujours ça, le cul comme une maladie, les types plongeaient dedans, et ils auraient renié père et mère, pour baiser trois, quatre, cinq, dix fois dans la journée, facile, facile, juste fascinés de pouvoir sortir leur bite et la fourrer dans n'importe quel con, n'importe quel cul, comme ça, et tout le monde content.
Alors les types, bons français de la métropole, « investissaient » des deux mains dans notre boîte, juste pour s'offrir un prétexte pour venir régulièrement à Phnom Penh... Après leur avoir fait faire la tournée des rades, des bars à putes, des salons de massage, des « délices de l'Orient », ils sortaient le chéquier, et soudain notre affaire devenait un merveilleux projet. On les faisait raquer sans vergogne, vaguement dégoûtés, quand tout est trop facile on crache vite dans la soupe ! On se prenait pour des types bien.
Dans l'après-midi j'étais monté d'un cran dans la hiérarchie des types bien, en suivant Oswald j'avais commencé à gratter ma couche de bonne conscience. Dans l'ordre des enfoirés j'avais décidé de descendre d'un cran. Ce qu'on faisait pour engranger tout ce fric, bien sûr pour faire marcher la boîte, pour développer des projets, pour « entreprendre » dans la plus parfaite foutaise capitaliste, c'était seulement plonger les mecs dans un petit bain de révélateur, on n'était responsables de rien, c'était eux les porcs ! Si des types bien devenaient ici des prédateurs sexuels, on n'y pouvait rien, au contraire, parfois on se disait que, finalement, on les aidait à se révéler à eux-mêmes, à faire tomber les carcans de la société puritaine et bourgeoise occidentale, à se débarrasser de la coercition des corps, de la castration systématique... blablabla...
Je réfléchissais à tout ça en crevant de chaud dans ma bagnole, l'après-midi, pour ma première séance de filature il fallait que la clim tombe en panne. Les routes autour de Phnom Penh sont droites, elles tracent entre les rizières, quelques bosquets à peine pour rompre la monotonie et les villages, au loin, quand on s'approche du fleuve. Lui, a quelques méandres, la route n'en tient pas compte. Les rizières c'est plat, et quand le riz est encore vert ça ressemble à s'y méprendre à des champs de blé, souples sous la brise, l'herbe danse, et dessous on ne voit rien de l'eau.
La maison d'Oswald était une vaste demeure coloniale sur pilotis, à la mode locale. Impossible de s'approcher. J'étais le seul pékin à des kilomètres à la ronde. Ça faisait une drôle d'impression, de quoi gamberger même si vous n'êtes pas trop porté sur la question ! Deux types tous seuls, ou à peu de chose près, on aurait pu se croire seul au monde ou sur une île déserte, dont l'un surveillait l'autre. Et voilà. Il faudrait donc que les deux derniers types sur cette terre s'accusent et se traquent pour savoir lequel est le plus coupable ou lequel est innocent.
Avec les jumelles j'essayais de voir à travers les fenêtres. J'avais dû rester tellement loin que je n'arrivais pas à voir s'il était chez lui. Peut-être même que je planquais devant un nid vide, ce qui n'avait pas la moindre importance ! Il faisait une chaleur à crever. Pas d'ombre. Rien. Rien. Et pourtant je vous jure, mon commandant, j'avais tout, le début, la fin, les rebondissements, la joie, la fatigue et la souffrance. Je commençais à vivre.
J'ai pris quelques photos. J'ai attendu. Et au milieu de l'après-midi il est passé en trombe sur la route et je me suis précipité au volant. Mais allez donc suivre une voiture sur une route droite sans vous faire repérer ! J'ai donc foncé sur vingt kilomètres, pied au plancher, sans le rattraper. Puis je suis passé devant lui, il s'était garé et fouillait dans une valise qu'il avait posée sur le toit de sa voiture. Dans un réflexe j'ai levé le pied de l'accélérateur. Je l'avais dépassé mais je n'avançais pratiquement plus et je le regardais dans mon rétro.
Bon, il ne fouillait pas dans une valise. Il tripotait une carabine. La balle a traversé la vitre arrière, elle est passée à dix centimètres de ma tête et a fait éclater mon pare-brise... J'ai pas cherché à comprendre, j'ai enfoncé la pédale...
Franck maintenant me regardait d'un air désapprobateur. Moi j'étais encore la main dans la lunette arrière à faire tomber les restes de la vitre, à dégager les monceaux de verre pilé, les doigts striés de petites coupures, avant d'aller au garage faire changer tout ça, et réparer la clim par la même occasion. Le belge s'était encore éclipsé.
- Qu'est-ce qu'on va faire avec ce type ? Je le sens pas.
Et moi, je m'en foutais et contrefoutais ! Il revenait et, malgré tout, parce qu'on fait toujours attention – même si on ne le voudrait pas – à ce qui se passe autour de soi, je commençais à comprendre son manège. Derrière la porte on entendait claquer un truc, à chaque fois, j'ai d'abord pensé à un élastique, le type s'amusait, genre un tic, il emmêlait un gros élastique entre ses doigts, comme s'il était addict à un casse-tête chinois. Des trucs bizarres et des manies ça se développait tellement sous ces climats que je ne m'étonnais plus de rien.
Puis j'ai vu dépasser de sa poche un bout de caoutchouc blanchâtre, un gant en latex, le type allait pisser et mettait des gants pour se tenir la bite ! J'ai pas pu m'empêcher, j'ai fait un clin d'œil à Franck, mais il avait compris lui aussi, on avait affaire à un pervers, on ne savait pas encore de quoi, mais un bon allumé, on venait de découvrir la partie immergée de l'iceberg, y avait plus qu'à creuser...
Il avait le visage de plus en plus cool, sec, bronzé, souriant, il avait tout du gendre idéal. Il avait l'assurance modeste, le regard franc, depuis deux ans à Phnom Penh il ne semblait pas avoir subi cette espèce d’alanguissement des chairs, cette couche de graisse qui enrobait les expats, dont le corps peu à peu se moulait dans l'inactivité et s'arrondissait, se courbait pour la douceur des caresses et des plaisirs. On finissait par acquérir le sens de la mollesse, on se laissait vivre, on se convenait du présent et plus rien, en nous, ne laissait présager d'un brillant avenir. Lui, portait sur sa gueule les promesses de lendemains qui chantent, de quoi plaire à une belle-mère qui veut une belle réussite pour sa fifille, une réussite qui la mette en valeur évidemment.
Ce type était donc une crevure de la pire espèce, je me mis instantanément à le détester. Oui, maintenant que je savais, j'eus une montée de haine difficilement contrôlable, je voulais lui faire payer ce qu'il portait sur sa gueule, sa réussite, ses mensonges, sa saloperie. Peut-être que je voulais lui faire payer de m'avoir berné ? Je n'en avais certes pas grand-chose à foutre mais quand il est entré dans notre bureau, j'avais moi aussi eu un élan de sympathie, je m'étais laissé toucher par son aura franche et lumineuse.
- Si vous en êtes d'accord, retrouvons-nous pour l'apéro. J'ai rendez-vous à la salle, mon tennis hebdomadaire... Dans deux heures je suis en ville, cela vous convient-il ?
Il partit. Nous avions deux heures de tranquillité devant nous.
- C'est un bon celui-là, me dit Franck entre deux portes, ne nous foire pas le coup.
- Qu'est-qui peut te faire penser ça ? Depuis un certain temps, Franck avait pris l'habitude de ce genre de mises en garde et ça commençait à m'agacer. Il jouait au grand frère, me donnait des conseils, m'encourageait, me motivait ! On avait monté l'affaire ensemble, et il s'était toujours félicité de la parfaite complémentarité de nos deux caractères, j'étais l'imaginatif, il était le comptable, la stabilité. Mais je sentais qu'il se prenait de plus en plus au sérieux. Il s'était fait une spécialité de rameuter des investisseurs et si, au début, il comptait sur moi pour leur faire un merveilleux numéro de claquettes, quelques réussites personnelles l'avaient conforté dans l'idée qu'il pouvait se passer de moi et, de fil en aiguille, mes talents de danseur lui semblaient des pitreries dont il fallait se débarrasser. Selon lui, nous avions gagné en crédibilité, et je risquais maintenant de nous faire passer pour des clowns.
C'était mon meilleur ami et j'étais prêt à lui pardonner beaucoup de choses, quasiment tout, mais pas de devenir un sale con. Je serrai les dents pour ne pas lui répondre. Entre deux portes qu'il me balançait un truc pareil ! genre « je te raccompagne », comme un putain d'employé, associé ! Associé ! Il faudra que je te le répète combien de fois ? J'ai bien failli lui claquer la porte dans la tronche, je me voyais déjà lui coincer la gueule entre le battant et le chambranle et serrer pour lui faire cracher ses dents. Tu te prends pour qui ? J'en ai vu d'autres avant toi faire les malins, ton petit air protecteur de mes couilles pour me piquer ma place, m'évincer... joue plus à ça ou je t'éclate... J'étais sur les nerfs.
J'ai rien dit, j'ai tenu bon, mais à partir de là Franck était sous surveillance. Il avait intérêt à filer droit.
Je suis rentré prendre une douche. Mes mains n'arrêtaient pas de trembler. Sous l'eau tiède tout mon corps tremblait et j'avais l'estomac tellement noué que j'étais certain que je ne pourrais plus jamais rien avaler et que j'allais en crever de faim. Je me suis accroché au pommeau et j'ai tiré de toutes mes forces, ça m'a un peu détendu. Puis je me suis versé un grand verre de whisky et l'ai fait dégouliner dans mon estomac. Ça m'a un peu remis d'aplomb. Au moins je ne tremblais plus, je transpirais. Je me rendis au Beer Garden où nous avions pris rendez-vous.
- J'aime beaucoup ce que vous faites. Ce pays avait besoin de ça. Vous faites rire, et vous instruisez aussi, c'est vraiment courageux, et ça rapporte !
- Oh, vous savez, on a toujours besoin de fonds pour développer de nouvelles émissions. Ici, il y a tout à faire, c'est assez exaltant. Trouver des idées est assez simple, il suffit d'appliquer ce qu'on voit à la télé française, le plus difficile est de trouver de bons journalistes, les gens sont instruits ici, mais pas encore formés.
On était au bar le belge et moi, pendant que Franck faisait la potiche à une table. Je l'avais jouée fine, profitant d'une énième visite aux toilettes, je m'étais levé en plantant Franck et j'avais intercepté le belge sur le retour, on s'était naturellement accoudés au comptoir, « oubliant » momentanément Franck.
Ce que j'aime dans les Beer Garden c'est que les filles bien qu'étant des putes pour la plupart, comme partout ici, ne sont pas trop démonstratives. C'est un peu comme si elles étaient là pour se reposer elles aussi, qu'elles n'étaient pas de service en quelque sorte. Les serveuses y ont le rôle principal, habillées aux couleurs d'une marque de bière, chacune une marque différente, elles sont payées au pourcentage et donc, tentent de vous en vendre le plus possible. Ce qui est de bonne guerre. Elles sont mignonnes. L'uniforme leur évite le pire de la vulgarité. Et les suppléments ne sont pas compris, et pas forcément recherchés. Bref, ça fait des vacances.
Mon belge se croyait déjà de la maison. Pour lui c'était une chose entendue, nous allions accepter son fric, pas trop poser de questions, et écouter ses idées mirifiques. Quand vous dirigez une chaîne de télé (c'était ça notre business) vous avez l'habitude, les gens ont tous des idées mirifiques à vous proposer, vous les écoutez, dites « oui, oui » à tout hasard, et vous passez à autre chose.
- Pourquoi ne feriez-vous pas une émission médicale ? Je suis médecin, je pourrais vous conseiller... Dans ce foutu pays on attrape n'importe quelle maladie et personne n'a aucune idée comment se protéger.
- Il suffit de prendre quelques précautions...
- Vous parlez de ces choses avec un peu de désinvolture... Puis il me soutint que, quoiqu'on fasse, on chopait toujours quelque chose, parce que ce n'était plus un problème personnel, l'individu était dépassé, il ne pouvait raisonnablement se prémunir seul et subissait, impuissant, ce qui était une catastrophe de santé publique. Pouvez-vous m'affirmer que vous n'avez eu à subir aucun des virus répugnants qui foisonnent ici ? ajouta-t-il.
- La « Dingue », la malaria et je pense un truc au foie...
- Horrible, n'est-ce pas ?
Je dus l'admettre... Cette conversation je l'avais eu cent cinquante fois. Après le cul et le fric elle venait en troisième dans les conversations d'expat. Autant dire que ça ne m'intéressait pas. Mais le belge semblait s'échauffer, ça lui tenait à cœur, je finissais par croire que c'était un vrai bon samaritain.
La soirée se passait. J'allais vers la fatigue. Je me détendais et me laissais prendre par l'ambiance plutôt joyeuse et amicale. La chaleur était retombée et il y avait une douceur dans l'air, une nonchalance dans les corps qui me croisaient, qui me faisaient comprendre pourquoi j'aimais ce pays. Tout y est simple. Je somnolais. J'écoutais le belge. J'attendais qu'il revienne des toilettes.
Même Franck planté à sa table n'arrivait plus à me distraire. Je regardais les filles. Je cherchais un moyen sympa de l'appeler vers nous et de mettre fin à sa quarantaine.
Tout est dégueulasse. Vous savez, pour aller pisser je mets des gants en latex, c'est dans les chiottes qu'on attrape les pires trucs... Vous rigolez ! Mais c'est le b.a.-ba de la prophylaxie ! Partout où vous allez il faut essuyer, les poignées de portes, les sièges, tout ! Le mieux ce sont les gants ! Aucun contact ! Vous ne pouvez vous permettre aucun contact avec quelque chose qui ne vous appartient pas. Chez moi, tout est propre, j'ai ordonné à la bonne de passer la javel trois fois par jour.
Il commençait à m'ennuyer. Ou j'avais vraiment besoin de dormir ? J'avais soudain envie qu'il ferme son clapet. Ce type se révélait le plus chiant de toute la place. Un malade de la propreté. Un malade de la sécurité. Un malade de l'ennui qui s'enfermait pour encore plus s'ennuyer. Tu parles d'un pervers ! Il n'y avait rien à en tirer, alors, pour qu'il me lâche je lui ai balancé une grossièreté, ça aurait dû clore les débats :
- Et pour baiser, tu mets une combinaison intégrale ?
- Ah, ça... Et il a fondu sur moi avec cinquante clins d'œil en moins d'une seconde. Il m'a attrapé par le col et a dirigé mon regard vers deux gamines attablées sagement au fond du bar.
Ça, c'est la solution...
Je comprenais plus. Je le croyais soul, agressif, mais non, le mec en confiance, des tics pleins les yeux, porté à la confidence...
- 15 000 boules... C'est ça la solution... Vierges, propres, pas de microbes (j'ai contrôlé). 15 000 boules chacune, c'est la solution à tous les problèmes. Tu les achètes, tu les baises, tu les éduques, tout le monde est content.
N'importe quelle Mama San te trouve de la marchandise de premier choix. 10 000 pour elle, 5 aux parents, et tu risques rien.
Tu vois, 15 000 boules c'est la solution à tout... C'est pourquoi je mettrai pas un cent de plus dans votre boîte...
Voilà Papa San, de retour ! Deuxième jour de votre infarctus et j'ai l'humeur taquine. Tiens, j'ai envie de vous tirer les doigts de pieds ! On a dû vous enlever vos chaussettes. Les croque-morts mordaient le gros orteil pour vérifier, c'est dégueulasse, une légende sans doute, ça me fait marrer d'y croire, on croit toujours à des trucs ridicules, et quand on vous démontre que c'est pas vrai... pshhh... crash... y a un petit coin du cerveau qui se vide comme une chasse d'eau. Je vous croquerais bien l'orteil. Pour vérifier. Ça me démange !
L'heure est pas à la gaudriole Papa San, enfin pour vous... À la tronche du toubib on suppute que votre espérance de vie n'est guère plus grosse qu'un décalage horaire. Ça a dû être très désagréable qu'on vous retire vos chaussettes... Vous avez remarqué ? On le fait toujours soi-même, des fois on se laisse faire par la fille qu'on baise, et encore... Sinon, se faire retirer ses chaussettes, c'est crever un peu non ? ça pue l'hôpital... ça pue l'sapin...
Votre chambre n'est pas bien grande, assis à vos pieds je n'ai qu'à tendre la main... Il y a un rideau et de l'autre côté un autre lit, une forme y est couchée, pas longue, pas bien épaisse, pas bien visible, il y fait sombre. C'est inerte ce machin-là. L'espace d'un instant c'était trop dire que vous étiez dans une chambre, j'aurais appelé ça plutôt une antichambre. C'est qu'on a le jeu de mots facile quand on est moi... L'antichambre, vous le savez, on ne fait qu'y attendre, c'est la grande porte vers l'inconnu, le tunnel où on vous fait stationner avant de vous recevoir... Avec l'autre forme vous avez la même patience, la même absence, ce qui ne rend pas la conversation aisée.
J'ai eu l'impression de pénétrer dans une pyramide, comme hier en rentrant chez moi, grande maison vide de domestiques, de femme et d'enfant. J'avais tout ça, mais c'est comme tout, quand vous ne pouvez plus les payer ils partent, et la maison aussi se barre, elle s'éloigne, bientôt je n'en trouverai plus le chemin, de toute façon elle va me chasser. Pour l'instant elle se contente de ressembler à un tombeau, j'y hante chaque chambre, j'y passe, reste très peu, puis me sauve. J'ai tourné toute la nuit, dans l'immense salle de mes pas perdus...
Le lendemain matin j'avais la gueule de bois. Je commençais à en prendre l'habitude, disons qu'il me semblait ne pas avoir quitté cet état depuis un bon moment, à peine vingt-quatre heures en fait. En croisant Ugo j'eus pour la première fois depuis ces vingt-quatre heures l'impression de ne pas être seul au monde. Il me tendit un mot de sa mère, et la sensation de solitude reprit ses droits. Depuis quand ne communiquions-nous plus que par ce biais ? Ugo était fébrile. Il l'était toujours quand il jouait les messagers. C'était une convocation de votre part.
En triturant le papier entre mes doigts, les choses m'apparurent sous un nouveau jour. J'avais été flatté que vous soyez venu me demander de vous seconder. Et je m'étais lancé dans l'aventure tête baissée, sans doute encore enivré du succès de l'Opération K2. « Le Commandant To vous fait demander à son bureau le plus tôt possible. » De toute évidence vous n'aviez pas appelé vous-même, car ma femme, je la connais, avait scrupuleusement noté le message... pressentant une vague d'emmerdements elle s'était d'autant plus appliquée. Tout ce qui pouvait m'emmerder la réjouissait. Cette aura maligne qui émanait des lettres qu'elle avait tracées se mit à me turlupiner.
L'instinct si sûr de cette salope me convainquit que quelque chose ne tournait pas rond. Je me sentis surveillé. Voilà. À quel titre aviez vous besoin de moi ? Je n'étais pas plus une personne de confiance que n'importe quel homme de votre brigade. Me confier cette surveillance n'était pas légitime, juridiquement – et je vous savais assez à cheval sur la procédure – je n'avais absolument aucun droit. Bref. Parmi tous les pékins que vous auriez pu mettre sur le coup, j'étais celui qui faisait le moins l'affaire.
Étrange, n'est-il pas ? J'eus soudain la certitude d'être là pour « autre chose ». Ma tête me flingua d'un coup. Je me suis assis. Ugo me regardait. Je lui ai adressé cette sorte de sourire qui dit : « C'est qui le meilleur des papas ? », mais le cœur n'y était pas. Ça passait trop vite dans mon crâne. Des balles dans tous les sens, et quand vous essayez des les attraper, soit vous les loupez, soit elles vous éclatent dans les mains. Je suis incapable de maîtriser l'émotion. Il faut que tout s'écroule, et que je m'écroule avec pour reprendre mes esprits et faire le tri de ce qui est par-terre.
Si vous m'aviez imposé dans le périmètre c'était pour m'y confiner. Pas pour me faire une fleur ! Je ne sors pas du champ d'action, de votre champ d'action, celui que vous avez défini et circonscrit. Tant que je bosse pour vous, je suis under control. J'agis, je planque, je traque, tout ce que je veux, mais toujours sous votre regard. Quoi de plus pratique pour me surveiller ? Mais le fiasco d'hier vous avait obligé à vous dévoiler. Si je n'avais pas merdé comme ça j'aurais pu croire encore un sacré bout de temps que j'avais les coudées franches. Sans doute aviez-vous prévu de me laisser baisser ma garde, et de me baiser à la première occasion. Vous aviez vu juste d'ailleurs, c'est ma femme, dans sa haine inconditionnelle, qui venait de me mettre en garde !
J'étais donc sous surveillance, j'en était maintenant persuadé, mais je ne savais pas pourquoi. D'expérience, je savais qu'on pouvait reprocher n'importe quoi à un expat. On trafiquait tous. Mais putain ! je vous avais apporté l'affaire de la vieille Phtong sur un plateau ! Car c'est bien moi qui avait tout mis en place, qui était venu vous demander votre aide, qui avait soulevé le lièvre, un soir, par hasard, encore un connard qui se vantait de ses exploits ! Avec ce putain de sentiment d'impunité qu'ils ont tous ici, pas très compliqué d'avoir des renseignements ! On en a souvent bien plus qu'on voudrait en entendre d'ailleurs !
Et, maintenant j'en étais persuadé, c'est à cause de ça que vous aviez décidé de me faire suivre. Parce que j'avais voulu aider votre foutu pays pourri ! Quoi ? On n'a plus le droit de faire un beau geste ? Pas de ma faute si on me raconte des trucs... Je subodorais votre raisonnement de flic : s'il a vent de ce genre de choses, c'est qu'il y trempe d'une façon ou d'une autre. Entre obsédés on parle de truc d'obsédés ! Vous m'aviez mis dans le même sac que Phtong. Oswald n'était qu'un prétexte. Mais je savais qu'Oswald était une des pires ordures de Phnom Penh. C'était donc l'appât idéal...
J'étais rasséréné. De savoir, l'inquiétude était tombée, et tout devenait un jeu. Je me suis rarement senti autant d'énergie que ce matin là. Les pièges, les mensonges, les sous-entendus, tout m'apparaissait soudain follement passionnant. J'ai enfilé mes Converse et je suis allé récupérer ma bagnole. En chemin je me suis arrêté au bureau. C'était pas le même que maintenant, on avait cent-cinquante types qui travaillaient pour nous, on me léchait les bottes dès que je passais la porte, j'avais besoin de cette ambiance-là, j'avais besoin d'enivrer mon énergie avec un sentiment de puissance. Et puis, on était mardi, j'avais besoin d'un renseignement.
- C'est bien « Le sourire d'un enfant » l'asso dans laquelle ce bon Oswald est parrain ?
- Tu lui veux quoi, encore ? Franck m'en voulait. Il était chafouin, et comme une seconde auparavant je l'avais vu plaisanter avec le chargé de com, j'en conclus qu'il m'en voulait de l'avoir évincé hier soir au Bier Garden. CQFD.
Pourtant il s'était lui aussi, en son temps, passionné pour le cas Wodewood. Le mec était une légende dans le milieu, il y en avait même qui affirmaient qu'il n'existait pas. Il tripotait des gosses, leur faisait pis que pendre, les enfilait par tous les trous et, ce qui l'excitait par-dessus tout, les torturait, un adepte des sévices, personne ne savait jusqu'où ça allait, personne ne savait vraiment. Voilà ce que disait la rumeur, de quoi dessouder un type, l'envoyer en taule sur des on-dit... Mais rien ne semblait atteindre Monsieur Oswald Wodewood.
On avait enquêté avec Franck, sans jamais rien trouver de sensationnel, et pourtant chaque pas qui nous rapprochait de lui s'accompagnait d'une odeur pas catholique. Rien que des impressions. Franck avait lâché l'affaire, j'avais poursuivi, jusqu'à trouver Wodewood jouant les bons papas dans une association qui recueillait les orphelins des rues. J'avais voulu continuer. Mais tout le monde semblait content dans l'asso. Quelques questions, on me souriait, on ne s'étendait pas, je n'étais pas doué pour tirer des vers du nez...
Puis j'avais cessé. Je m'étais désintéressé de l'affaire. Il me semblait que, si je devais aller plus loin, il m'aurait fallu plonger dans une partie beaucoup plus sombre de moi. J'avais l'effroi du Docteur Jekyll devant le Mister Hyde que j'aurais pu être. J'ai préféré ne pas provoquer la rencontre.
J'ai retrouvé le numéro. Il était à peine dix heures.
- Monsieur Wodewood est-il passé ce matin ?
- Pas encore, monsieur, il ne devrait pas tarder... Voulez-vous un rendez-vous ?
J'avais donc le temps. Je ne savais pas trop ce que j'allais faire, mais j'avais besoin de voir Oswald, même de loin, de le reconnaître, de me confirmer son existence.
Le siège du « Sourire d'un enfant » était un immeuble en U, avec à l'intérieur du U une cour d'école, le long de l'aile est, un jardin et un parking le long de l'aile ouest. Son 4X4 était garé à sa place, c'est-à-dire où son nom était marqué, un des rares à bénéficier de ce privilège réservé aux grands bienfaiteurs. J'ai posé ma caisse à côté, examiné la rutilance de ses chromes, l'immaculé de ses jantes alliage, le teinté de ses vitres... J'ai sorti la manivelle du coffre et éclaté ses deux pare-brise, œil pour œil... puis je suis alleé me garer sagement dans la rue, quelques rues plus loin en fait.
En entrant dans le bureau d'Oswald je n'avais aucune idée de quelle tournure donner à la conversation. J'oscillais entre l'agression et la real politik... Le type avait un sourire franc et massif, désarmant...
- Monsieur Wodewood, je préfère vous parler tout de go. Il y a longtemps que cette chose me turlupine... Nous vivons ici de façon plutôt privilégiée, isn't it ? Bien sûr nous faisons beaucoup pour le pays, mais je voudrais faire plus. Je voudrais m'engager, suivre votre exemple à vrai dire.
L'attaque puait la flatterie et le faux cul, j'avais pas mieux en magasin, mais le type se rengorgea, il avait visiblement le cuir sensible à la brosse à reluire.
- Les enfants sont des petites choses fragiles, isn't it ? On s'attendrit très vite, car la misère, sur eux, semble creuser plus profondément, mais il faut se méfier de la compassion, elle peut parfois vous entrainer sur des voies pour lesquelles vous n'êtes pas fait.
- Je ne saisis pas très bien...
- C'est là toute la difficulté lorsqu'on désire se rendre utile... Question ambiguïté le bonhomme se posait là ! J'avais suggéré que je désirais faire un don, conséquent, du moins je supposais qu'il allait se jeter sur mon chéquier. Mais la franchise ne semblait pas son terrain de prédilection, il avait le cœur jésuite. Que pensez-vous que sont ces enfants ? Ajouta-t-il d'un ton grand oral Master 2 civico-politique.
- Des petits êtres qui souffrent ?
- Ah ! s'exclaffa-t-il ! Tout faux ! Tout faux ! Croyez-vous qu'une bête qui n'a jamais connu qu'un repas par jour souffre de n'en point avoir deux ? Votre compassion contrarie votre entendement, cher monsieur. C'est là un réflexe bien normal, ne vous en faites pas, laissez-moi vous dévoiler la grandeur de notre mission...
Il me saisit par les poignets et m'invita à le regarder au fond des yeux. Je vais vous parler d'expérience. Et bien, détrompez-vous, il n'est pas un seul enfant que nous recueillons qui soit malheureux de la situation dans laquelle il se trouve. Il vivent dans la rue ! Et alors ! Il sont la liberté de l'enfant sauvage, la brutalité des bêtes, l'inconscience des rustres ! Ce sont des chiens qui se font leur délice d'un fond de poubelle ! Arrachez-leur leur poubelle, et ils vous mordent, enlevez-leur leur bonheur, et ils vous tuent. Ce n'est pas pour leur bonheur que nous les arrachons à cette condition ! Notre compassion s'est depuis longtemps éteinte devant les lois de la réalité, croyez-moi. Et pourtant nous faisons œuvre d'humanité, comprenez-vous maintenant ce que sont ces enfants ?
Toujours pas. D'ailleurs je ne comprenais plus rien. Il semblait se repaître de ma bêtise, j'avais l'impression de me faire sucer le cerveau. Il se carra dans son fauteuil, augmenta la clim, il faisait un froid de chien et j'avais la chair de poule.
- Ils sont l'avenir de ce pays ! Si nous les laissions ainsi errer dans les rues, bientôt le pays tout entier serait peuplé de barbares, qui s'entretueraient d'abord entre eux, mais qui bien vite viendraient « jusque dans nos bras, égorger nos fils et nos compagnes », comme vous dites, vous, les français. Nous n'avons que faire de leur bonheur, nous avons pour but de les éduquer, coûte que coûte, vous savez tout comme moi ce qu'il advient lorsqu'on laisse se multiplier la vermine Khmer...
Êtes-vous prêt à vous lancer, comment dire... à corps perdu, dans l'éducation de cette plèbe grouillante et sauvage ?
Pouf Pouf. La tâche me semble noble mais il me semble qu'il y a des professeurs pour ça ?
Et vous confiriez, vous, l'éducation de cette vermine à cette autre vermine rouge dont tous les principes mènent immanquablement aux massacres les plus barbares ?
L'histoire ne m'aidait pas en effet.
- Non, il faut se charger nous-mêmes de cette éducation si nous voulons un avenir à ce pays. Après tout, c'est ici que nous avons élu domicile, nous y voyons aussi notre intérêt. Nous éduquerons ces enfants avec de vraies valeurs et, bientôt, si Dieu nous prête vie, ce sont ces vers issus de la fange qui restaureront la civilisation dans ce pays. Êtes-vous prêt ?
- Un simple don ne suffirait-il pas ?
- Il est un moment où c'est le don de soi qui est nécessaire, isn't it ?
Dave, Steve, Bob, Billy of Abilène, Harry, Gary, Mors, Willy, Mickey, Jésus, Charly, Özil, Jack. 13. Je les avais tous. Du moins ceux-là. Mai 2006, ombre portée du contour sur un coin de bureau, la frise se multiplie de son reflet et le rebord blanc s'ajoute à celui, noir, que le soleil imprime dans le maroquin. La frise crénelée semble-il de façon anarchique, coups de ciseaux lancés au hasard, biffures dans la marge où le doigt s'accroche, où l'œil se pique, se retient, comme une écharpe au vol se prend dans le clou dépassant d'une porte. L'angle désordonné des encoches suspend le cours du regard, et donne à l'œil l'heur de ne pas glisser, de compter les coins, puis, jouant d'avant en arrière, la main grossit l'ombre sur le maroquin, comme si elle imprimait, photocopiait du blanc au noir une infinité de tailles différentes, va-et-vient des négatifs et positifs dans le vain espoir d'en rester là, à triturer le carton, à rester sur la marge, à effleurer la chose, à n'avoir aucun contact avec ce que pourtant, on tient. Mais le mystère s'étiole, l'œil, même écorché, s'habitue et lit, bientôt l'alternance des angles est évidente, presque ennuyeuse, quelque chose entre 60 degrés puis 70, 80 peut-être, mais d'une régularité certaine, la bête trace d'une lame biseautée, la découpe vintage, cette manie snobe et ringarde de vieillir une photographie, comme un ébéniste patine son meuble, jusqu'au bord blanc jauni on ne sait comment, volontairement assorti au sépia de l'image, se glissant dedans dans cette esthétique entêtée de l'ancien, du vieux, de l'authentique évidemment, créant cette sorte de monde où l'éternité surgit toujours du passé, comme si rien, d'aujourd'hui, de neuf, n'aurait plus jamais le droit de dépasser son présent. À moins que ce ne soit le sépia qui dégueule sur le blanc, et le tache, comme un fond blanc de couche imprégné et jauni de pisse. Est-ce ce soin excessif apporté au cadre qui fait bégayer son regard ? Cet effet gourmé qu'un faussaire amateur a tenu à toute force donner à son œuvre - pour quelle satisfaction bourgeoise et surannée ? pour quelle fausse pudeur ? - ne creuse-t-il pas une étrange mise en abîme de la honte ? Celle du sujet, violenté, humilié, enfant khmer, le sexe attaché, scotché, tiré et fixé au sol, à genoux, les genoux posés sur une règle, les mains liées dans le dos, le visage grimaçant de larmes et le torse lacéré, traits fins et sombres, imprimés à coups de badine ou de martinet, étrange nudité de la honte sous le regard non moins honteux du photographe qu'on devine, là, dans cette vieillissure, ce sépia qui tente de flouter, non le sujet, mais l'intention, par cette pauvre et infecte vision artistique, cette rouerie muséale, comme si, par cette pseudo légitimité, on se plaçait « au-dessus de ça ». Cette enjolivure multipliait les hontes, et de ces regards croisés qu'on se renvoyait, le gamin, le photographe et moi, moi qui contemplais, jaillissait la plus incroyable des perversions, la jouissance contenue, retenue dans le détail, jamais dévoilée, jamais jouissance crue, la longue minutie d'un pervers, contemplant son œuvre, y revenant, saisissant dans le vif argent l'intensité d'une douleur, l'incongruité d'une pose, revivant ses coups, frappant encore et sentant au creux de sa main vibrer la badine, revivant pour lui seul l'instant de la jouissance, là, pour une claque, là pour une pénétration, là pour un sanglot, et maintenant, de nouveaux, rejouir pour le plaisir du souvenir, le plaisir de cacher, et ainsi, à l'infini, le plaisir de tripoter et retripoter. Mes mains avaient la nausée, elles se mirent à sentir chaque aspérité sur le lisse du carton, de suée elle devenaient visqueuses, elles se persuadaient caresser une pellicule de foutre et que, peu à peu, gluant et chaud, ce foutre revenait à la vie, pellicule blanche, épaisse, douce, glissante... j'ai glissé à la hâte les 13 clichés dans ma poche, et rien, rien pour me laver les mains, je suis sorti et je frottais sur le revers de ma veste, désespérément, mes mains pour qu'elles redeviennent sèches.
- Vous avez trouvé ça où ?
- Dans le bureau d'Oswald.
Les 13 clichés gisaient sur votre bureau Papa San, un bureau en tôle, du mobilier d'administration, un peu verdâtre, très laid. Vous y portiez un regard administratif. Vos mains ne tremblaient pas, elles s'exécutaient, prenaient des notes, au dos des photos étaient inscrits les noms et les dates, elles avaient de la méthode vos mains, elles tenaient simplement, elles obligeaient les objets à rester à leur place.
- Pas très khmer ces prénoms... Ils les a rebaptisés ?
- Possible... Ou il les a affublés de prénoms qui le font bander... Vous m'avez lancé un méchant regard, la grivoiserie n'était pas de mise, pas de faute de goût, nous étions sur une marge assez étroite...
- On vérifiera de toute façon. Comment avez-vous fait ?
- Très simplement. Je suis allé chez lui. La bonne m'a ouvert. J'ai dit que je voulais rencontrer son patron. Elle m'a dit qu'il n'était pas là. J'ai dit que je préférais l'attendre, que je venais de Phnom Penh, que je perdrais plus de temps à revenir... Elle s'en foutait, elle comprenait pas une broque de français et pas plus d'anglais. J'ai attendu. Elle faisait le ménage et quand elle est allée de l'autre côté de la villa je me suis mis à fouiller, j'ai trouvé le bureau d'Oswald, une belle bibliothèque, j'ai regardé sur son bureau, il y avait ça sur le maroquin, même pas caché, juste retourné... puis je suis parti, elle a dû se dire que j'en avais marre...
- Pas très futé...
- Je ne suis pas très futé.
- Voulez-vous me noter cela par écrit ? avez-vous ordonné en me tendant une feuille et un stylo. Résumez les circonstances... et signez. Je vous ai tendu quelques lignes, vous avez vérifié l'écriture, non ! Ce n'est pas celle d'Oswald ! Non ! Ce ne sont pas des faux! Non ! Je ne fais pas dans le fake, fake, fake !!!
- Vous ne me faites pas confiance ?
Je ne sais pas trop comment j'ai réussi à vous poser cette question. Peut-être que par-dessus tout j'avais besoin de confiance de la part de quelqu'un, n'importe qui, vous, pourquoi pas ? Je ne me faisais pas d'illusions, ma femme me détestait, mon meilleur ami ne croyait plus un mot de ce que je disais, mon fils me regardait avec pitié, il y a des périodes, on ne sait pas d'où ça vient, ce qui se passe, la haine soudaine de quelqu'un peut-être ? on dirait que tout se casse la figure. On s'effrite. Les pieds d'argile du colosse partent en couille par temps de sécheresse. En apparence tout va bien, pour le mieux même, mais vous sentez que cette putain de sécheresse est en train de vous saper de la base, vous tanguez, vous êtes monté assez haut pour choper le vertige quand la base tremble, vous êtes sacrément plus sensible, vous sentez bien qu'il suffit d'un coup de blizzard pour vous foutre par terre. Rester à deux étages médiocres pour ne pas craindre les tremblements de terre, c'est la théorie de Franck, pas la mienne, je me disais que la Tour de Pise même penchée, tenait encore debout et qu'il en faudrait bien d'autres pour la faire écrouler. Haut, même bancal, mais haut. Mais on ne peut rien contre la sécheresse, ce n'est pas l'homme qui fait tomber la pluie !
Je n'aurais pas dû me marier avec une française, ici, quelle idée absurde, une khmer qui vous fait la guerre, qui ne vous comprend pas, c'est dans l'ordre des choses, tous les expats ont une khmer irascible dans leur bagage, ça ne les touche pas, ça les emmerde, ça n'a pas plus d'importance qu'un caillou dans une godasse quand vous prenez un taxi. Vous pouvez toujours vous dire qu'en rentrant au pays vous allez vous débarrasser de tout ça. Mais moi le pays je l'avais à portée de main. Je n'avais pas de rêve d'ailleurs, pas d'échappatoire ! Fallait qu'elle m'aime coûte que coûte, fallait que mon gosse m'aime, fallait que l'Europe m'aime, fallait que tout ce putain de continent continue à m'aimer ou je me retrouvais dans une putain de solitude, sans plus aucun moyen de faire le malin. Et c'était mon ailleurs qu'était ici qui s'était mis à me détester. J'ai fait celui qui s'en fout. Mais, bien sûr, ça a fini par me saper le moral, jusqu'à ce con de Franck qui s'est mis à prendre mes doutes pour les siens. Au lieu de me soutenir cet abruti m'enfonçait. Avant je pouvais faire n'importe quelle connerie avec aplomb, et il me suivait, il n'imaginait même pas que je puisse me planter, et si je me plantais, ce n'était pas de ma faute, une vraie dévotion, un vrai suiveur, un mouton qui m'aurait emboité le pas pour sauter par la fenêtre si je l'avais fait sans douter. Maintenant ce n'était plus la même. Il se disait qu'il fallait faire tout l'inverse de moi, que j'étais le dernier type à qui on pouvait faire confiance. Tout ça parce qu'une française balançait de la merde sur mon compte, et qu'ici, la merde de française ça sent la rose !
Alors oui, j'avais besoin de votre confiance pour remonter sur mon piédestal, c'est pour ça que j'ai eu le courage de vous la demander, comme un gosse, et vous ne m'avez pas laissé le temps de respirer !
- Ce sont vos méthodes sur lesquelles j'ai des doutes... Ces photos ne prouvent rien, on ne voit pas qui les a faites, et la façon dont vous vous les êtes procurées est pour le moins maladroite. Vous les avez volées et pour comble il y a quelqu'un qui peut vous reconnaître...
- Certes. Mais je ne pense pas qu'il portera plainte pour récupérer ce type « d'oeuvres »...
- Il va se méfier. Ce qui est pire. En moins de vingt-quatre heures vous avez accumulez les bévues...
Vous étiez, pas à pas, en train de retirer le bol d'air que vous m'aviez tendu, vous étiez en train de planquer mon butin dans un tiroir, faisant glisser ça comme un vulgaire jeu de cartes, et on aurait dit que vous rameniez vers vous ce foutu bol et que moi je me penchais, le nez en avant, pour humer encore entre vos doigts quelques effluves d'oxygène, je faisais des efforts désespérés pour ne pas retourner dans mon apnée où j'allais, cette fois je le savais, étouffer pour de bon.
Et si maintenant je vous coupais l'oxygène ? Vous ne feriez pas long feu.
- Si je vous ai fait venir c'est pour mettre un terme à cette enquête. Vos maladresses m'y contraignent. Votre expédition automobile d'hier a fait quelques vagues. On me dépêche un émissaire, Monsieur Berliez, je crois que vous vous connaissez, pour m'expliquer par le menu qu'il est extrêmement malséant de surveiller un homme aussi influent que monsieur Wodewood.
J'allais m'insurger mais vous avez continué, en redistribuant les cartes :
- J'espère que vous avez pris le temps de réparer votre voiture, certains courants d'air sont très mauvais pour la santé. Puisqu'il n'y a donc plus aucune trace, il ne me semble pas nécessaire d'établir un lien entre vous et ce regrettable incident. Je me proposerai donc de rechercher le responsable de cette indélicatesse et assurerai monsieur Wodewood de toute ma bienveillance.
- Et ?
- Et nous en resterons là, je vous l'ai dit.
J'allais partir. Il n'y avait plus rien à faire. Si j'arrivais à me remettre sur mes jambes. J'avais des preuves, des monceaux de preuves, je commençais à soupçonner comment Oswald s'y prenait, je voyais ses motivations, j'étais même en train de sentir le plaisir qu'il pouvait trouver, la légitimité qu'il se donnait, le personnage vivait sous mes yeux. Mais par on ne sait quelle magie soudain on ne me croyait plus, j'avais raconté des bobards toute ma vie avec un taux de réussite proprement hallucinant et voilà que, pour une fois que je tenais une vérité, personne n'y accordait d'importance.
Alors je suis retourné sur Bételgeuse.
J'ai traversé les longues allées autour du Monument de l'Indépendance, cette espèce d'immense pot en terre cuite, et puis j'ai tourné le dos aux grandes valeurs de la nation. Je me suis enfilé dans le dédale de rues du Wat Yong. C'était un grand parking. Des rues ? non, c'était pas ça. On avait dû poser des baraques au petit bonheur et, entre elles, le bitume luisant de pluie s'appelait « rue ». Les boutiques s'abritaient sous des auvents, l'eau dégouttait sur les chemises, les corps collaient, et les gouttes qui rigolaient le long des parasols creusaient de petits canaux dans l'asphalte, comme le dessin d'une voirie à venir. Ici, c'était l’opulence des corps, on vendait des canettes de tout, rouges, vertes, bleues, de tous les logos occidentaux, coca, heineken, pilsen, pepsi... les insectes grillaient dans des wok, on se gavait de larves, on grignotait sa faim du monde, on étanchait sa soif de boissons lourdes pour faire passer le goût. On se parlait à coup de claquements de mandibules, comme des insectes, on pénétrait sans le faire exprès dans les baraques, on s'en faisait chasser comme la vermine, puis on retrouvait le chemin, pas le sien, celui du flux déboussolé, accroché à un mouvement de foule, mélangeant des sueurs, humides, trempés, eaux de toutes parts, comme une vague creusant la digue, perçant comme une nouvelle travée, peut-être même renversant une habitation, en tout cas refaisant le paysage à notre guise.
Sur Bételgeuse il n'y a pas de fierté, pas de villa, pas de monument, pas de rue, pas de construction, pas de passé, pas d'histoire, pas de dignité, pas de futur, pas de politique, pas de... toutes ces choses auxquelles il fait plaisir de croire. Huit ans que je n'y remettais pas les pieds, un cyclo pouss s'était pris dans l'embouteillage, il beuglait, frappait autour de lui, ses mains volaient sans atteindre personne, et derrière lui une mobylette pétaradait, ni l'un ni l'autre n'avançait, puis ils ont fini par se marrer, tous les deux, en se retournant l'un vers l'autre, à se faire des gargouillis de klaxon, pouet pouet, ça les faisait marrer, ils allaient rester là, puis ça s'est débouché le gros évier de Bételgeuse...
Leu n'avait pas son pareil pour disparaître. Elle avait des jambes infinies et s'enfonçait dans le cratère au centre de Bételgeuse. Là où il n'y avait plus de goudron et où les cabanes glissaient sur la terre, les jours de pluie. Elle s'enfonçait et la boue tourbillonnait autour d'elle, comme un tutu, on aurait dit une écuyère. Je l'avais rayée de ma vie, j'avais fini par choisir la française, il y avait huit ans de ça. Depuis Leu ne m'était plus apparue qu'en rêve, c'est-à-dire par hasard, loin de Bételgeuse qui était aussi elle toute entière, dans des rues, parfois juste le temps de se demander si c'était elle. Vive, translucide, comme un rêve. D'autre fois, j'en suis sûr, derrière moi, très longtemps, elle me suivait et je devais être à mon tour un bout de ses rêves. Quelques fois elle a fait ça. De loin en loin je n'ai donc jamais fini de vivre avec elle.
J'arrivais dans la boue de Bételgeuse. On s'y prenait les pieds et on hésitait à avancer. Certains firent demi-tour. Drôle de boue ici. Rien ne se pose. Et les choses ne sont à aucun endroit précis. Prenez votre pas sur le sol, la trace est engloutie. La boue se reforme et l'efface. Mais en-dessous vous savez que votre pas y est encore, comme moulé, enfoui dans un four, dans l'antre brûlante de la gadoue, dans l'enfer de ce qui « aurait pu être ». Tout est comme ça ici.
Les gens aussi n'ont pas le temps de cuire, ils s'affaissent, coulent et se répandent, et deviennent des monticules, des âmes creusées, comme des termitières molles. Tout ici est informe, même les voix sont des mixtures de clapotis, on n'y comprend rien à rien. Comme si à chaque étage de la Tour de Babel chacun se mettait à bégayer. Le brouhaha d'une hésitation perpétuelle, plus aucune langue ne voudrait plus rien dire, un vrai bonheur !
Tous les hommes ici sont des hommes boue, des hommes brouillard, des monceaux de graisse diluée dans la crasse et vous, ni plus ni moins que fondu au milieu.
Il faut être plus léger et plus vif que l'air et le vent pour ne pas s'enfoncer. Il faut être Leu, écuyère aux jambes lisses et douces comme un marbre, pour jaillir de la gadoue et danser, danser comme un obus dans le ciel. Il faut être un rat pour courir sur ce sol qui fuit, agile, innombrable. Ici les rats grouillent. Bételgeuse c'est le royaume des rats.
Vous voyez ? On ne refait pas sa nature. Je suis tout de suite retourné dans la merde.
Elle avait les calots qui brillaient. C'était pas de l'amour, pas loin non plus de la haine. C'était huit ans de silence, ça ne se commente pas. Moi j'étais prêt à tout pour retrouver ses merveilles. À faire les pieds au mur, à danser les claquettes, tout et n'importe quoi. J'étais là, les bras ballants, et j'aurais voulu avoir du génie. Mais avec de la boue plein mes godasses, que je me demandais même si l'une d'elle n'était pas restée collée quelque part sur le chemin, et mon falzar gainé jusqu'à mi-genou de plaques cuivrées d'eau de poubelle qui commençait déjà méchamment à s'incruster dans la toile de jean et à peser une tonne, je n'avais pas tout à fait la fierté d'esprit qui puisse me faire tutoyer les étoiles. J'avais même la furieuse impression de trébucher sur le bord d'une tombe. Et la saleté de beauté aérienne de Leu qui me toisait n'arrangeait pas l'affaire.
Je ne m'étais pas souvent retrouvé comme ça. Au casino dans la position du loser, oui peut-être. Le mec qui vient de gagner et qui arrive pas à se réjouir. Ceux qu'on voit sauter au plafond, faire une bamboula d'enfer parce qu'ils viennent de toucher le jack-pot, c'est du chiqué, de la pub de dealer. T'exultes pas quand t'as gagné, tu trembles. De tout perdre ou de partir comme ça, comme un gland. Gagner c'est ne plus avoir la possibilité de « risquer le coup », et c'est bien pour ça que t'es venu, quoi d'autre ? Pauv' pomme. Ça me brûlait les mains, ça avait été trop facile de la retrouver, le coup de bol, et j'étais toujours sorti complètement rincé d'un casino, pas content jusqu'à ce que j'y laisse ma liquette, après ça allait, c'était pas de la satisfaction d'avoir tout perdu, autre chose, le besoin de malaxer ce qu'il y a de plus pathétique en moi, de me faire la guerre jusqu'à m'exterminer, qu'elle ne s'arrête que faute de combattant, pour le bonheur imbécile de siffler un air de pipeau au petit matin seul dans un champ que déchirent des langues de brume.
Leu n'en voulait pas de mon lyrisme à deux balles. De mon génie du numéro de claquettes, elle s'en foutait aussi. Elle castagnait à coups de poings et je me laissais faire. Si on y regarde bien, et bien qu'à ce moment-là ça me semblât parfaitement légitime, il n'y avait pas plus de raison que ça que l'ensemble de l'humanité jugeât bon de se venger de moi, de me mettre plus bas que terre, de me blackbouler hors du champ d'honneur des justes. Mais c'était sacrément bon de me laisser labourer la gueule pour des fautes que je n'avais pas commises. Je ne sais quelle infâme satisfaction me tenait debout, là sans bouger, à en redemander. Me fussé-je senti coupable que, probablement, je lui aurais retourné une grande mandale dans la gueule et ainsi, assombri nos relations. Mais j'étais l'innocence. J'expiais un peu de mon innocence, comme quelque chose qui, au fond de moi, ne devait rester ni pur ni propre, et être déjà une part du péché. Le yin dans le yang en quelque sorte.
Je me développais une petite schizophrénie de la culpabilité, comme une mutuelle sur mes saloperies futures. Leu commençait à fatiguer. Le boue avait effacé mes traces et personne au monde ne pouvait plus remonter jusqu'à moi. J'aurais pu cesser d'exister que personne ne s'en serait soucié, non, c'était plus que ça, nul n'aurait pu penser qu'il m'était arrivé quelque chose, ni par malveillance ni par indifférence, simplement qu'ici était un vortex où ce qui fut ailleurs cesse d'avoir jamais existé, disparaît avec armes et bagages, avec passé et avenir, devient un néant pour ceux d'en dehors et pas loin d'un néant pour lui-même. C'est ce qui fait que j'avais si facilement retrouvé Leu, inchangée, car son néant revivait soudain dans le mien. Nous n'étions plus guère qu'une part de l'imagination de l'autre.
J'avais une furieuse envie de la baiser. Le contact de ses poings c'était pire que sa bouche sur ma queue. Le martèlement d'un millier de pattes sur ma peau, comme si la vermine me cavalait dessus et prenait mon corps pour une autoroute de transit et mes couilles pour une fête foraine. Manquaient que ses jambes serrant mes hanches, puis glissant le long des miennes, les chevilles nouées l'une à l'autre, les chevilles en fers de forçat, écrasant mes cuisses, broyant mes genoux, chassant à leur contact le pullulement des bêtes, laissant leurs traces en bleus et ecchymoses, souffrant de ne pas être, elles aussi, une partie de moi.
La nuit tombait et l'eau prise dans la terre se levait en brouillard. Nous nous sommes mis à l'abri dans la cahute de Leu. Par l'unique fenêtre on a regardé les ombres courir vers les lumière, des guirlandes se sont allumées et, dans les halos, la vie reprenait comme si une nouvelle fois on avait fait table rase. Puis on est tombé comme des masses et la sarabande a commencé. Il a fallu que je me réveille au milieu de la nuit pour saisir l'ampleur des dégâts. Je glissais dans la sueur de Leu. Notre paillasse était moite, si j'avais eu la force je me serais dressé sur mes pieds, j'aurais fui, mais mes jambes étaient encore sans voix.
Les frères de Leu étaient venus se coucher. Je n'avais rien à faire là. J'étais quoi ? Moi, le français, l'unique amant de Leu, à jamais, j'étais quoi ? Pour qu'ils se posent avec tant de désinvolture et ronflent en balançant leur putain d'haleine d'alcool, d'ail et de fatigue ? Leur haleine lourde empuantissant l'atmosphère, leur atmosphère, chez eux, à jamais, chez Leu et les frères de Leu... où les amants de Leu laissaient traîner quelques billets en s'enfuyant dans la nuit, et les mains avides se les arrachaient dans la nuit, comme on dépèce une dépouille. J'entendais ces mains gratter, sauter entre poux et rats, vermine parmi la vermine.
La pluie s'est mise à tomber. Ça faisait un vacarme là-dedans, les gouttes grosses comme des poings sur la tôle ondulée ! Pas moyens qu'ils se réveillent pas ! Et alors gare à mon fric ! Z'allaient pas attendre que je me tire et que j'laisse mes peaux mortes en forme de biftons... Ils se serviraient direct ! Mais rien. Dans ce boucan on les entendait même plus ronfler. J'étais seul au monde.
J'avais plus que les yeux pour pas me sentir au milieu de nulle part, paumé dans l'espace, flottant comme un cosmonaute qui pourrait même pas gratter ses poux planqués dans sa combinaison. Heureusement, mes paupières avaient fini par se décoller et mes pupilles avaient grossi. Je soupesais déjà les différents noirs, y'en avait de plus lourds que d'autres.
Le pif au ras du sol je voyais cavaler les rats à portée d'éternuement. Ils se gênaient pas. Ils avaient pas trop l'air de faire attention à moi. Que je dorme ou pas ça leur faisait ni chaud ni froid. Ils avaient du boulot. Sûrement des trucs à ramasser et à rapporter quelque part. Des trucs pour nourrir les p'tiots ou aménager le nid. Des trucs vachement importants ! Et j'avais pas intérêt de les faire chier. Tous ces muridés affairés ça avait un petit air familial. Comme j'ai toujours eu horreur des rats c'était passablement dégoutant. Ça tenait aussi de la farandole d’ectoplasme, une saynète sortie tout droit d'un tableau de Bosch, ou plus sûrement d'un Walt Disney, avec le côté sympa, comme les âmes échappées de mes acolytes dormeurs, le jour où leurs âmes auraient quelque chose à foutre de leur existence.
Je me suis décidé à me rhabiller, j'avais pris mon parti, j'en avais la mort dans l'âme mais c'était mieux comme ça. Huit ans, quelle idée de revenir dessus... J'ai passé la tête par la fenêtre, et j'ai vu mon belge. Tout trempé, les muscles tendus, les vêtements collés sur sa peau, on aurait dit qu'il était à poil, il pleuvait tellement fort que ça faisait un mur blanc, opaque, mais je l'ai bien reconnu. En passant par dessus le corps de Leu qui faisait semblant de dormir, j'ai laissé mon obole.
La pluie m'a rincé, on ne voyait pas grand chose, on n'entendait rien. Je me demandais ce que mon belge pouvait bien faire ici, avec une gamine dans les bras, une de celle que j'avais aperçues au Bier Garden, j'en aurais mis ma main au feu. Il la tenait devant lui, couchée sur ses avant bras, les pieds et la tête dans le vide qui se balançaient. Il la portait comme on porte un cadavre de chien. Il pataugeait pas mal le sportif et avait l'air crevé, pas facile d'avancer dans cette gadoue avec un fardeau comme ça. C'était tellement triste que j'ai décidé de le suivre.
La gamine a eu l'air de bouger. Il s'est penché sur elle, elle lui a dit un truc, alors il l'a posée par terre et pris par la main. Je voyais pas trop mais elle avançait pas, il a bien essayé de la tirer mais elle tenait pas sur ses quilles, ou elle y mettait de la mauvaise volonté, j'ai vu le moment où il allait lui retourner une baffe. Moi j'aurais fait ça. Mais non, il a encore essayé de négocier en se mettant à sa hauteur, j'ai pas trop vu, puis il l'a prise dans ses bras, lui a calé les fesses sur sa main, elle a posé sa tête sur son épaule et s'est mise à sucer son pouce. Vaille que vaille il a continué, je me demandais bien où il pouvait aller par un temps pareil.
Puis j'ai compris quand j'ai vu la vieille viet lui ouvrir la porte, elle s'est mise aussitôt à gueuler, elle voulait pas le laisser entrer, il a forcé le passage d'un coup d'épaule. Ça avait l'air de barder là-dedans. La Mama San ne devait pas trop apprécier le petit cadeau. Il n'y avait pas âme qui vive, même les rongeurs s'étaient mis à l'abris, on voyait juste la lumière bouger à l'intérieur de la cabane. Puis la porte s'est ouverte et le belge a giclé cul par-dessus tête et a été s'affaler les quatre fers en l'air dans la boue. Il y est retourné comme un taureau, les poings en avant. Alors deux immenses viets sont venus à sa rencontre et, tout décidé qu'il était, il s'en est pris plein la gueule. Ils ont commencé par le faire rebondir et après ils se le sont pris à coups de pieds, il a reculé et a bien encaissé trois ou quatre coups de savate avant de retomber le cul dans la boue. Il n'était déjà plus très frais. Ils l'ont juste achevé, jusqu'à ce qu'il n'ait plus envie de remettre ça. Puis ils sont rentrés se sécher. Je me suis dit : « Pas très serviable le service après vente... »
La bestiole filait dans mes doigts. Je mettais la main à plat et elle courbait l'échine pour se carapater par en dessous. Puis je l'attrapais par la queue et la ramenait vers moi. Et re. Sans se lasser et sans miauler, y avait un truc sous les feuilles, un truc que sa tête d'entêté voulait pas lâcher. Elle avait raison en un sens. Un rayon de soleil tapait sur les feuilles et c'était évident qu'il se barrait par en dessous, quelque part, ni elle ni moi on savait où. En tout cas c'était bien plus mystérieux que moi. Je faisais pas le poids avec mes grosses mains.
Je vous l'aurais bien ramenée la bestiole. Ça aurait bien collé entre vous. Mais on m'a dit que ça servait à rien. J'ai pas insisté, vous comprenez Grand Frère ? Ça sert pas plus à grand-chose que je reste là. Pour vous. Pour moi c'est autre chose. C'est comme d'attendre un train sur un quai, ça va pas le faire arriver plus vite. Mais on peut pas s'empêcher.
Ou peut-être rien.
Pffff... Ce que vous êtes pas allé inventer... Quand le type de l'ambassade est venu, Serge Berliez, et pourquoi tous ces européens ne me reviennent pas ? Une tête de barbouze. Un costume bleu. Engoncé dedans, la peau n'était pas à la bonne taille. Vous avez fait l'obséquieux. Une caricature d'asiatique. De l'asiatique fourbe. Tout, exactement comme ils nous voient. Je me suis pincé pour ne pas rire.
Mais vous ne rigoliez pas.
L'affaire a commencé à vous miner. C'était une maladie qui prenait possession de vous. Les tempes vous brûlaient, vous passiez continuellement vos doigts dessus. Il ne se passait rien. Pendant deux mois vous avez attendu. Je furetais dans tout Phnom Penh, sans résultat. Vous m'attendiez derrière votre bureau. On ne veut pas que je bouge alors je ne fais plus un geste, disiez-vous. Et vous restiez aussi inerte qu'une cocotte-minute, le sang dans les tempes. Inerte et tendu.
Tellement tendu que vos mâchoires se bloquaient. Et puis bientôt plus rien ne sembla vous intéresser. Vous écoutiez ce qui se passait dans vos oreilles. La pression y était telle que vous n'entendiez plus rien. Que ces sortes de bruits à l'intérieur de la tête, comme une carlingue qui éclate boulon par boulon, avec des gaz qui s'échappent en sifflant abominablement. Vous aviez l'air pétrifié.
On passait la tête dans votre bureau. On avait beau vous surveiller, vous conseiller d'aller chez le médecin, on aurait dit que seul le truc à l'intérieur de vous vous intéressait. Vous suiviez, vous aussi, le rayon de soleil jusque sous la feuille, mais nom de dieu vous saviez bien qu'il ne pouvait pas passer ! Le soleil s'arrête à la surface et c'est tout, après c'est l'ombre, vous n'êtes pas un stupide chat pour ne pas savoir.
Quand vous êtes tombé ça n'a pas été difficile de comprendre. On vous a amené tout de suite à l’hôpital. Votre première attaque. On en était soulagé. Même de vous voir vous tortiller par terre, on en avait presque le sourire. On vous a amené dare-dare à l'hôpital des pauvres, le Preah Kassamak. Dans la voiture les avis étaient partagés. À force de vous voir regarder ce rayon de soleil le brigadier Ana avait envie de vous laisser fermer les yeux. Moi je conduisais comme un taré, je faisais hurler la sirène.
Je me disais qu'il y avait une chance qu'on se plante et qu'on crève ensemble. L'option était idiote mais pendant tout le trajet je ne pouvais pas penser à autre chose. C'était absurde. Il n'y a aucune chance de mourir d'un accident dans une voiture de police à Phnom Penh. Mais en essayant de rouler vite c'était comme si je poursuivais une image et, en plus, une image que je n'aimais pas du tout. Kin et le Commandant To dans le même cercueil. C'était absurde et répugnant, mais j'avais ça en tête comme une mauvaise musique dont on ne se débarrasse pas.
J'ai bafouillé « Infarc... infarc... ctus... », puis j'ai gueulé Police et votre nom. Ça a décidé tout le monde, on s'est occupé de vous,, vachement bien, de quoi rassurer, de quoi se dire qu'on traversait un détail, que vous alliez sortir triomphant, à peine un peu pâlot. C'est le toubib qui était tout blanc, il avait l'air d'avoir eu la trouille.
- Normalement il est sauvé. Il ne s'est toujours pas réveillé mais... normalement...
- Parce qu'il y a quelque chose de normal ?
- Oui, oui, bien sûr... Dans son cas il est normal de se réveiller...
- Mais... Il fallait lui arracher les mots. Ça le turlupinait de devoir attendre. Il aurait voulu régler l'affaire, qu'on vous ait déjà remballé dans le taxi, mort ou vif, et qu'on le débarrasse.
- Je vais attendre moi, ai-je fini par dire. Il m'a mené à votre chambre, vous aviez le masque à oxygène et une aiguille dans le bras. Vous dormiez du sommeil de cent ans. J'ai vu que ça n'allait pas être facile de veiller un vivant. Grand Frère, vous aviez pas l'air encore bien décidé !
Alors j'ai veillé. Toute la nuit. Je n'ai pas osé dormir, deux à dormir ça faisait trop. Il fallait un type un peu responsable dans la pièce.
Toute la nuit. Et au matin ça ne voulait plus dire grand-chose. Je n'étais pas fatigué, je m'ennuyais. De cette sorte d'ennui qui vous dit que vous n'avez rien à foutre là, qui vous donne envie de tout envoyer balader, je me levais, j'allais vers la porte et j'essayais de ne pas l'ouvrir, sinon je serais jamais revenu. Il faisait chaud. Et puis, il y avait comme un fil qui me tirait et me ramenait le cul sur la chaise. À attendre. Puisque personne d'autre ne le ferait.
J'avais le sens du devoir vous voyez. Les mouches ronflaient autour de moi. J'ai retiré un lacet de ma chaussure et je m'en servais comme d'un fouet pour les dézinguer. Ça m'a bien occupé deux heures. Je m'enhardissais faut dire ! Je m'approchais du lit, je les dégommais sur les barreaux, et puis celles qui se posaient sur vous, il y en avait une dans vos cheveux, mais tu vas lui foutre la paix ! Garce ! Je m'occupais bien de vous, ça on peut le dire. J'en visais une sur votre menton quand j'ai vu vos yeux, je sais pas depuis combien de temps vous étiez réveillé mais, le coup des mouches, ça, on peut pas dire que vous aviez l'air de bien le prendre :
- Mais de quel bois es-tu fait, Kin ? De celui dont les fibres se suivent vers le ciel, droites et blanches, et non de celui pétri de nœuds, qui se tord et s'endurcit là, à l'endroit où il replonge vers le sol comme fatigué de la lumière trop haute, préférant chercher en la terre ce qu'il a probablement oublié. Bien que déjà âgé, Kin, tu ne gouttes rien du temps, tu restes vide et vierge dans ton inébranlable conviction d'éternelle jeunesse. Kin, sale enfant. Qu'est-ce que tu peux connaître du monde si tu ne le regardes pas filer entre tes doigts ? Tu vieillis et le temps n'est rien qu'une flaque qui stagne dans tes mains. N'en as-tu pas marre de ce petit marécage que tu nommes la vie ? Ne comprends-tu pas que c'est en écoutant craquer mon bois, en le sentant s'effondrer sur lui-même, et pourquoi pas, pourrir à quelques endroits de son pied, que la vieille carcasse To apprend du temps la juste et nécessaire souffrance d'une vie, le pas à pas du trépas, que je sens, tout proche, au bout du tunnel qu'une termite percluse s'essouffle encore à creuser. Qu'ai-je à faire de ce lent effondrement ? Voilà ce que tu te dis dans ta juvénile idiotie. Tu n'y comprends rien. Comment le pourrais-tu ? La décrépitude est plus rapide que la pousse, et les fibres, à se défaire mettent plus de hargne dans leur impatience qu'elles n'en osèrent jamais à se souder. Le temps s'accélère, chaque seconde en compte deux, et ma vie en devenant douloureuse est plus riche en action et en rebondissement que n'importe quel roman à deux sous que tu peines à lire. Ces mois où j'écoutais mon cœur exploser, je les ai passés plus vibrant et plus intense que l'ensemble de tes guerres. J'ai appris de ma promiscuité. Cette mort que je me donne je l'apprivoise déjà, elle m'est plus qu'une amie, elle est, et je t'interdis de rire du paradoxe, une raison de vivre. Désormais je me soigne avec passion, ce corps, qu'il ne faut pas bouger, qui ne saurait supporter aucun effort, je vais le chérir, crois-moi ! Il nourrit la mort. Tant qu'il vit il la nourrira. Elle n'est plus cette chose hasardeuse et ridicule, qu'on a donné maintes et maintes fois, pour rien, sans y songer, ou pire, pour se défendre ! Quel ignoble réflexe ! Ne vois-tu pas ? Lui plutôt que moi, alors que c'est dans ma mort que j'apprends tout. Je me fais l'effet d'un infidèle. Viens ! Bouge et bouge moi ! Tu vois ce fauteuil où je n'aurai usage ni de mes jambes ni de mes bras, tu le pousseras, tu me mèneras partout où le monde s'effrite plus lentement que moi, tu seras mon mouvement externe, pendant qu'à l'intérieur ce qui se désagrège explosera dans mes chairs et que j'apprendrai l'ordre nouveau de cette grouillante armée de cancrelats tous nés, comme spontanément, d'un de ces éclats d'obus. Crois-moi, cela fait mal de dompter ces bestioles, c'est qu'elles vous mordent, c'est qu'elles vous arrachent une à une les jointures des os et vous déchirent les muscles plus sûrement que des balles ! Comprends-tu ce qu'est le calvaire d'apprendre à mourir ? Entrer dans un temps où tout va si vite que tout en est précieux. Ce qui me reste de vie est désormais aussi beau qu'une pluie d'étoiles filantes, aussi fugace qu'un mirage, aussi immonde que les pattes recroquevillées d'une araignée qu'on vient de tuer. Kin, emmène-moi au pays des hommes lents, de ceux qui grouillent comme des cafards, emmène-moi au milieu d'eux et qu'ils s'étoilent autour de nous, comme si nous posions un pied gigantesque dans une cuisine immonde. Emmène-moi chez les êtres en forme d'insectes qui n'ont encore, en eux, aucune armée qui rampe. Emmène-moi au milieu des vivants.
J'ai pris les poignées du fauteuil, vous avez fait un signe de la main comme un officier de cavalerie, et nous sommes partis.
La poste centrale de Phnom Penh c'est le meilleur endroit. C'est un gros bâtiment colonial, colonial parce qu'avec des colonnes bien sûr, genre symbole français, du temps où ils voulaient en imposer. Ce qui est intéressant c'est ce qu'on en a fait, nous, les Khmers. Rien. On l'a laissé vivre. Je me souviens que du temps des colonies c'était si calme qu'on entendait les tampons taper d'un bout du couloir à l'autre. Nous on a laissé la jungle reprendre ses droits. Les gamins courent partout comme des herbes folles, ils puent, ils sont sales, voleurs, menteurs, c'est eux notre nouvelle jungle.
Je crois que vous avez eu une sacrée bonne idée de venir là. J'avais besoin aussi de trouver un endroit normal. Et ici tout était normal : c'était le foutoir comme d'habitude. On reconnaissait pas mal de mafieux, des types qu'on aurait bien aimé coincer, mais comme ce jour-là on faisait la paix des braves, ils nous amusaient plutôt. Ici on fait de petits trafics, on se bouscule pour se passer des trucs de la main à la main, l'air de rien, au final tout le monde se prend pour un voyou et pas un qui joue bien son rôle, à force d'en rajouter dans la discrétion, c'est un jeu d'enfant de les repérer.
On n'avait rien à faire là, nous, l'Autorité. On voulait pas déranger non plus. On faisait la pause dans la partie de Gendarmes et Voleurs et, bizarrement, c'est les Voleurs qui nous redonnaient le goût de vivre, peut-être dans leur façon de prendre au sérieux des dissimulations auxquelles nous n'accordions aucune importance. On avait mis la loi en berne, il pouvait se passer n'importe quoi, ça ne comptait pas, seul valait le grand cirque roboratif des vivants, du sang qui coulait dans nos veines à tous, et qui circulait, pompé par des centaines de cœurs en pleine forme.
Un des mômes était très drôle. Il devait pas avoir neuf ans. Un demi-blond comme on en voit parfois. Pas vraiment un métis. Il avait juste des cheveux clairs, comme s'il sortait d'un sac de poussière. Crasseux et loqueteux. Je veux dire bien pire que les autres. Toutes ses fringues étaient déchirées. Quand il courait, et il arrêtait pas, son short tombait sur ses genoux, il se retrouvait cul nu et manquait de se casser la figure. Cela dit, dans les allées où s'alignaient les boîtes poste restante, il s'est étalé une bonne dizaine de fois. Mais il repartait en tenant son short des deux mains. Puis il oubliait et le lâchait et bim... c'était reparti pour un vol plané.
On s'est mis au bout d'une rangée de casiers, comme ça on pouvait le suivre dans l'allée de droite et dans celle de gauche. Il faisait toujours le même trajet. Un grand serpent entre trois rangées. Bon. Avec le retour ça faisait une sorte de huit aplati. À force, d'autres gamins se sont mis sur son chemin, ils applaudissaient à chaque gamelle. En fait, ça l'amusait tellement qu'il faisait comme un plongeon et se laissait glisser le plus longtemps possible, puis avec l'élan, il se remettait sur ses quilles. Pour pas être en reste y'en a qui se sont mis à glisser avec lui sur le ventre, c'était à celui qui allait le plus loin. Mais pour ce qui était de se rétablir le p'tit était le meilleur.
Ça commençait à faire un sacré barouf, les gamins à se jeter par terre, les gens qui passaient maintenant fallait qu'ils fassent bien attention : le but devenait clairement de les dégommer comme des quilles dans un bowling ! J'ai voulu mettre le holà, mais vous m'avez arrêté. En fait je vous ai vu applaudir, ça m'a coupé dans mon élan. Tout le monde applaudissait, on s'agglutinait, on les encourageait (y'avait même des paris qui commençaient à se faire), et ça hurlait dans tous les coins.
- Va miser 500 riel sur le demi-blond... là... c'est un book le gros trapu...
J'étais soufflé !
L'ambiance baissait pas d'un cran, elle montait même. Les casiers de boîtes aux lettres étaient d'accord : les portes béantes semblaient comme des mains qui battaient. Les casiers du haut devaient bien culminer à deux mètres. Tandis que sur la piste, on s'organisait. Cinq ou six concurrents en glissades participaient à la course, mais comme les autres gamins étaient un peu jaloux, ils avaient trouvé le moyen d'en être. Du coup, autour de chaque coureur, il s'était formé comme une équipe. Chacun donnait la main en quelque sorte. À deux ou trois ils attrapaient leur coureur par le fond de culotte quand il s'apprêtait à se remettre sur ses jambes, et ils le balançaient de toutes leurs forces pour lui redonner de l'élan. Ça devenait vachement technique leur affaire ! Quand on dit que les Khmers n'ont pas d'imagination ! Pour ce qui est d'inventer des sports à la con, je vous le dis, on n'a pas notre pareil !
Les paris partaient de partout et on ne se cachait plus pour faire passer les billets. Et vous aviez raison, votre confiance dans le demi-blond portait ses fruits, il fallait que je me glisse dans la foule pour vous rapporter des liasses entières. Il y avait de plus en plus de monde et le service des postes, qui déjà n'est pas un modèle, passait franchement au second plan. Les employés eux-mêmes voulaient en croquer. Les guichets étaient complètement désertés.
On ne voyait plus que des centaines de têtes dépasser, et des bras tendus comme quand on se noie. Les yeux pétillaient et les bouches étaient toutes déformées par les cris. Un vieux avait rangé son dentier dans sa poche et il crachait, il crachait en croyant crier. Dans la passion c'était les dents qui y passaient en premier, faut dire qu'elles paraissaient pas bien accrochées, mais fallait pousser son champion, fallait pas s'en laisser compter vu que déjà on y passait sa paie, alors au milieu des postillons y'avait pas mal d'incisives qui giclaient. Sans compter les mandales qui partaient. On écharpait déjà deux ou trois bookmakers. C'était quand même le meilleur moyen de rafler la mise !
Alors, comme par magie, les concurrents se sont mis à voler. J'avais pas remarqué mais maintenant, chacun avait bien cinq ou six équipiers, et fervents avec ça, qui ne demandaient qu'à s'employer. Donc le nouveau jeu, c'était de claquer les portes des casiers, ceux à deux mètres de haut, c'était bien plus spectaculaire, ils avaient raison ! Comme des dunk au basket. Bling ! Bling ! Les gamins te claquaient ça ! Les autres les jetaient de toutes leurs forces et, à deux mètres du sol, ils se battaient comme des chiens, à coup de claques d'abord mais très vite ils y ont mis les pieds et les genoux.
On regardait tous ça comme des gamins : ils avaient l'air de voler, de plus jamais toucher terre, on aurait dit des oiseaux qui tournoyaient et tentaient de s'arracher une proie. Pendant un instant tout le monde a fait silence. Et sur un coup de poing en plein dans l'oeil c'est reparti. Une ambiance du tonnerre ! On a vite abandonné les portes et on s'est mis à compter les coups ! Un coup de poing ça faisait un point, mais deux enchaînés ça faisait quatre points... et ainsi de suite ! Le coup de genou valait deux, et trois pour le coup de pied. Et ainsi de suite...
Le pugilat dans les airs encouragea les spectateurs. Ça devenait compliqué de garder ses gains. Ceux qui gagnaient avaient vite fait de se faire assommer et, comme par magie, le fric était aussitôt remis en circulation. Alors des clans se sont organisés. Quelques gros bras se sont proposés pour protéger les parieurs, en échange de quatre-vingt-dix pour cent... des gangs s'installaient, mais les affaires marchaient bien.
Les mômes à force de se cogner restaient sur le carreau les uns après les autres. Qu'à cela ne tienne, il y en avait toujours un nouveau pour prendre sa place. Le demi-blond avait les yeux gros comme des œufs d'autruche, mais il était teigneux, il lâchait pas, il y revenait, même KO on le lançait, c'était plus qu'une poupée de chiffon, un punching-ball aérien... Il a fini pas s'esquiver. Maintenant les gamins s'égorgeaient pour décider qui aurait droit de participer. Ça faisait une sacrée sélection. Heureusement, deux ou trois caïds sont arrivés avec leurs poulains et se sont mis à organiser les choses.
Il était temps de partir. Vous aviez amassé un joli pactole et les choses perdaient de leur intérêt. Deux rangées plus loin c'était le désert. On n'entendait plus qu'une rumeur. On ne pouvait donc pas le louper. Oswald Wodewood raide dans son costume blanc avançait à petits pas, le bras gauche appuyé sur sa canne et la main droite pianotant sur les casiers, comme s'il tournait les pages d'un magazine. Dans ce silence assourdi on aurait dit un fantôme.
On l'avait pas vu dans le contre-jour, mais le petit était venu se réfugier là, assis adossé aux casiers et les jambes repliées contre lui. Il serrait ses genoux avec ses bras. En passant devant lui, Oswald leva sa canne :
- File ! Petit cancrelat !
Mais vif comme l'éclair le demi-blond déplia ses jambes comme un ressors et frappa dans ses chevilles. L'attaque était tellement précise que je me dis que ça ne pouvait pas être un hasard, un bête réflexe de défense, il y avait quelque chose de prémédité là-dedans. Le gamin sauta sur ses pieds et, pendant qu'Oswald essayait de se rétablir, il lui faucha son portefeuille dans sa poche intérieure. Du travail de pro.
Le petit chapardeur était vraiment doué. Je m’apprêtais à le voir filer sans demander son reste. Mais il se planta à trois mètres d'Oswald et le défiait en exhibant le portefeuille. Il en sortit les billets et se les passa sous le nez en faisant mine d'en respirer le bouquet. Il jouait à quoi ? Oswald s'était repris et fonçait sur lui. Mais il avait perdu d'avance. Il soufflait comme un phoque en se tenant la poitrine. Le gamin s'était déjà tiré.
Il soufflait de plus en plus. Il s'appuya contre les casiers et cherchait à rester debout et dans ses yeux il y avait une foutue panique. Il se tapait la poitrine et bavait de rage ou de trouille, impossible à savoir, on aurait dit qu'il était en train d'exploser. La salive lui dégoulinait sur le menton jusque sur son gilet. Et puis il se mit à tourner la tête de droite et de gauche, les yeux fous, soufflant et crachant entre ses dents serrées, et avec ses mains il se frappait partout sur le torse, complètement affolé. J'ai lâché le fauteuil pour aller l'aider, mais vous m'avez arrêté :
- C'est pas ça, m'avez vous sifflé...
Non, c'était pas ça. Il se tapait pas la poitrine, il se fouillait, il fouillait toutes ses poches, comme s'il avait perdu un truc, mais un truc beaucoup plus important que son fric, ça, il en avait largement assez. Il a fait toutes ses poches, ses doigts étaient si fébriles qu'il n'y arrivait pas, il fallait qu'il s'y reprenne à plusieurs fois pour aller jusqu'au fond et vérifier et revérifier.
Puis il a enfin trouvé, il a fini par sortir une clé de la poche intérieure, celle-là même d'où on lui avait piqué son portefeuille. Et la clé tremblait dans ses doigts. C'était celle du casier 404. C'était bien celle-là, même s'il a eu toutes les peines du monde à l'ouvrir. Il a eu bien du mal aussi à en extraire ce qu'il était venu chercher. Une cassette. Une cassette vidéo.
Cette fois c'est vous qui vous êtes mis à trembler. Vos main crispées faisaient vibrer tout le fauteuil.
- Mon Commandant, ça m'embête beaucoup de vous déranger avec ça, mais comment puis-je faire autrement ?
Berliez n'avait pas l'air embêté du tout, au contraire. Berliez écrasait le siège avec son gros cul. Berliez déchirait ses manches avec ses grosses épaules. Berliez était gros, large, rouge, fier, lourd.
- Qu'un membre de notre communauté soit victime d'un petit larcin, des pickpockets il en traîne partout, mais qu'un membre éminent tel que Mr. Wodewwod soit roué de coups par une bande de va-nu-pied... vous comprenez ?
- Parfaitement.
- Vous n'étiez pas au courant ? Je croyais que vous étiez le directeur de district le mieux informé de Phnom Penh...
- C'est parce que de nombreuses personnes comme vous me tiennent au courant... Vous découvrez, aujourd'hui, la longue chaine de mes informations en en étant le premier maillon, en quelque sorte.
- Je sais comment tout ça fonctionne. Ce qui m'étonne c'est que l'incident s'est passé il y a déjà plus de vingt-quatre heures... et Mr. Wodewood est toujours à l'hôpital.
- Peut-être ne s'intéresse-t-on plus à ce monsieur depuis qu'on nous a suggéré qu'il n'avait aucun intérêt... ceci expliquerait cela.
Berliez fit la grimace. Il lissait consciencieusement le revers du col de son blaser. Comme s'il n'avait pas l'habitude. Comme s'il s'était endimanché. Berliez était une de ces barbouzes qu'on nous envoie ici. Je ne sais pas ce que ces types ont fait comme guerre. À les en croire, ils auraient participé à tous les conflits des quarante dernières années. Je ne sais pas ce que ça pourrait donner si on me laissait dans la même pièce que ce type. À armes égales. Ce que je sais c'est que les types qui se sont battus n'en parlent pas.
- Vous dites qu'il a été agressé par des gamins ?
- Une de ces bandes de petits morveux qui infestent les rues, oui.
- D'après ce que je sais de Mr. Wodewood, avec tous les bienfaits qu'il a apporté aux enfants des rues, ce n'est vraiment pas de chance...
Votre ton était froid, ne perçait aucune pointe d'ironie, c'est pourquoi vous avez pu ajouter :
- Une bien malencontreuse ironie du sort en quelque sorte...
Et vous vous penchiez pour sortir un formulaire de votre tiroir. Je voyais la haine dans les yeux de Berliez. Je ne sais pas ce qui se serait passé entre lui et moi, mais il aurait fallu que je l'abatte d'un seul coup, sans lui laisser aucune chance, avec une haine comme ça, rien d'autre ne l'aurait arrêté.
Vous avez noté la plainte avec beaucoup de minutie. Berliez regardait. Berliez avait les yeux exorbités. Il a répété machinalement, puis, quand vous lui avez tendu le formulaire pour qu'il signe, il l'a roulé en boule et jeté au panier.
- Il est bien entendu que ma démarche n'a rien d'officiel. J'espérais votre collaboration. L'état de santé de Mr. Wodewood est très précaire et, un tel acte, sur une personne aussi fragile, ressemble à une tentative de meurtre. Ma précédente intervention en sa faveur, alors qu'il s'agissait de défendre son honorabilité, vous a sans doute induit en erreur.
- C'est-à-dire ?
- Vous laissant à penser que ce monsieur avait des choses à cacher... et que j'étais, plus ou moins, mandaté pour le protéger. Je vous assure qu'il n'en est rien. Je ne sais pas quelles idées peuvent tourner dans votre tête de flic, ni de quels ragots elles se nourrissent, mais je peux vous assurer que vous vous trompez.
- Bien sûr... Bien sûr... et je ne tiendrai également aucun compte du fait qu'il ait été agressé par des enfants... jusque-là inoffensifs... des voleurs certes...
- Je vous conseille de ne pas aller sur ce terrain-là.
Berliez s'était repris. Grand Frère, vous avez vu qu'il était plus à son aise dans la menace. Berliez n'est pas un spécialiste du sous-entendu. C'est un homme direct. Il nous regardait très sûr de lui, vous dans votre fauteuil roulant, moi comme un infirmier prévenant.
Il me jaugeait. Berliez se disait qu'il m'aurait bien cassé la gueule. Mais j'avais un temps d'avance sur lui. Je savais déjà comment je le tuerais. J'avais déjà imaginé comment je lui briserais la nuque. Ça me donnais pas mal d'assurance, pas mal d'arrogance. J'en avais fini avec lui.
Je n'en ai pas fini. J'ai personnellement été chargé de la protection de Mr. Wodewood. Personnellement chargé de veiller à ce qu'aucun incident de ce genre ne se reproduise. Personnellement chargé de faire comprendre à cette bande que ça ne se reproduira pas. Et puisque, visiblement, vous n'êtes pas en état de vous en occuper vous-même, je tenais à vous tenir « informé » de ma mission.
- Il s'agit donc d'une vendetta, avez-vous avancé froidement. Si je comprends bien la situation, vous venez me dire que vous allez attraper quelques gamins dans la rue et leur faire passer le goût du vol ? Que pour cela vous compter passer par-dessus mon autorité. À moins que vous ne veniez chercher ma bénédiction ?
- Je n'en ai pas besoin.
Berliez était prêt à partir. Il s'était levé et caressait le dossier de sa chaise. Berliez remettait en place les pans de son blaser. Comme s'il venait de se battre. Vous m'avez fait signe de ne pas bouger. Je me souviens que je serrais les poings dans mon dos.
- Asseyez-vous.
Moi aussi il fallait que je m'assoie. Je sentais monter quelque chose que j'appelle toujours : ma bêtise. Quand mes poings se serrent ils deviennent incontrôlables. Il faut qu'ils tuent. Comme un dieu à qui il faut faire un sacrifice. Mais si ma bêtise ne monte pas, je suis le plus doux des hommes. Vous seul la contrôlez mieux que moi. Cet homme vous insultait. J'aurais dû lui faire ravaler ses insultes, c'était mon devoir, mon rôle immuable, et mon devoir, je le sais, c'est ma bêtise. Elle ne s'éveille que lorsque mon sens du devoir s'éveille. Ils dorment ensemble. Mais vous ne vouliez pas. Vous m'avez désigné une chaise et l'un et l'autre se sont rendormis. Vous avez déplié la plainte.
- Voici pourquoi je vous invite à signer votre plainte, monsieur Berliez. Ce petit papier froissé scellera notre collaboration. Elle vous garantira que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour retrouver les coupables. M'ayant ainsi confié votre fardeau, ce petit papier attestera que vous vous êtes convenablement acquitté de votre mission. Il garantit aussi que je retrouverai cette bande qui n'aura plus, j'en suis certain, la désagréable idée de disparaître dans la nature.
- Je n'en attendais pas moins de vous, cher Commandant.
Berliez fulminait. Berliez me faisait rire. Berliez a signé, il est parti. Vous avez regardé le papier.
- Ça ressemble à une vengeance, Kin. Ils l'ont amoché et ils ont réussi à ne pas le tuer. Ils n'ont pas dû taper bien fort. Tu penses toi aussi à une vengeance ?
- Ça y ressemble, oui, je pense que pas mal de rumeurs circulent parmi les gosses...
- Des rumeurs... Elles doivent bien venir de quelque part. De quelqu'un.
- Partis comme ils sont, s'ils ont volé la cassette, je ne pense pas que la prochaine fois il se contenteront d'une bastonnade.
- C'est bien ça qui m'inquiète... Et pourtant, je ne pense pas qu'ils aient pris la cassette... Le demi-blond aurait largement pu lui voler les clefs du casier... Parce qu'il l'attendait. Il n'était pas là par hasard.
- C'est ce qui m'a semblé aussi.
- Donc, il savait. Les gamins savent que ces cassettes circulent... Et pourtant ils se sont contentés de l'envoyer à l’hôpital.
Ça ne me semblait pas si bizarre. Les gamins avaient cru tuer Wodewood, mais comme ils sont stupides, ils n'ont pas vu qu'il était encore vivant.
- Peut-être. Il y a un truc qui me chiffonne. Il faut retrouver ces mômes.
- Oui, Grand Frère.
- Et appelle le français aussi.
La nuit je dors. J'entends les gens ronfler. Ils ronflent tous les gens. Il y a ceux on dirait qu'ils grognent. Et les autres. Il y a ceux qui ont pas l'air de ronfler. Mais on entend quelque chose dans leur gorge. Après je n'entends plus que ça. Ils se mettent à ronfler vraiment, je crois que c'est pour me faire plaisir. Mais qu'ils s'arrêtent, cette chose dans leur gorge, ça fait encore plus de bruit. Le monsieur à côté, je l'entends toute la nuit. J'aime bien l'entendre. Lui avec les autres. Des fois c'est tous en même temps. Je veux dire, dans la même respiration, ils font rrrronnn tous ensemble, et pschhhhhhh pareil. C'est pas souvent. Pas souvent qu'ils sont comme un seul. Je ne trouve pas que ça soit le meilleurs moment de la nuit, ça me donne l'impression qu'il n'y a plus personne, enfin qu'il n'y a plus qu'un malade, quelque part, c'est peut-être moi, je me retrouve tout seul et je m'entends ronfler. Je n'aime pas beaucoup ça. Heureusement c'est rare, ça n'arrive pas toutes les nuits, seulement de temps en temps.
J'aime bien les entendre comme ça. Sinon ils font tous du bruit, des bruits différents, on ne sait pas trop, des bruits qui les occupent, qui les occupent trop, on dirait qu'ils sont trop occupés à être malades. Ça leur prend tout leur temps. Je suis sûr qu'ils ne font attention à rien d'autre. Le monsieur à côte lui aussi, pourtant il ne s'est pas réveillé, donc il dort même le jour, eh bien, le jour on dirait qu'il ne dort pas pareil, il dort comme s'il était réveillé, comme s'il faisait attention à ne pas ronfler, d'ailleurs je l'entends pas. Il prend soin de sa maladie lui aussi. Et son lit devient un lit de malade, pas un lit pour dormir, alors qu'un lit c'est fait pour dormir, pour se sentir bien, pour pas faire attention, avec des trucs doux et moelleux qui prennent soin de vous, puisque vous ne pouvez pas vous défendre. Mais la nuit son lit redevient un lit pour dormir. Même s'il ne s'est toujours pas réveillé.
Quand ils dorment ils font attention à bien ronfler. C'est tout. Je préfère ça. Je les écoute. J'ai l'impression de tous les entendre mais c'est pas possible. Il y en a qui sont trop loin. Et puis ça ferait trop de ronflements différents, je ne pourrais jamais m'en souvenir. Je préfère. Quand ils sont réveillés ça m'inquiète. Des fois il y a quelque chose dans ma gorge qui coince, j'avale, j'avale, des fois je pourrais avoir mal, j'ai envie d'appeler au secours, mais je ne le fais pas, ils sont trop occupés à être malades, aucun ne viendrait. J'aurais mal tout seul, alors je préfère ne pas avoir mal. Mais la nuit, si je demandais, ils viendraient, ça ne leur poserait pas de problème puisqu'ils s'occupent plus d'être malades, ils n'ont rien à faire, alors ils viendraient. Ils seraient même contents de me rencontrer. C'est normal, quand on n'a rien à faire, ça fait toujours plaisir. Mais je ne le fais pas, ça ne sert à rien puisqu'ils viendraient de toute façon, c'est mieux comme ça, de pas être tout seul, la nuit. Je préfère les écouter ronfler.
La nuit je ne dors pas.
La femme blanche avait disparu. Je détectais encore sa présence. Des détails, comme le fait que le personnel continuait à travailler, entretenait la maison, voire me laissait une gamelle sur un bout de table.
Je ne voyais jamais la femme blanche. Elle dormait le jour quand j'étais parti, et s'en allait avant que je rentre. On faisait les deux huit, elle évitait de me croiser, j'évitais de demander quoique ce soit à son sujet. Ça donnait une froideur à notre haine qui la rendait plus concrète.
La nuit elle allait jouer, je ne pouvais pas ne pas le savoir, elle claquait mon fric et je ne disais rien. Je m'étais mis à boire, je planquais du pognon.
Leu avait disparu. Exit les retrouvailles. C'était la seule chose qui me faisait de la peine. J'y pensais et je noyais ça dans le whisky. Ça me faisait rêver, ça me posait quelques questions, que prendre après le repas ? Cognac en compagnie. Bourbon sec seul. Plus âpre, une sensation de débouche évier qui allait très bien avec ma volonté de me récurer les viscères.
J'avais perdu le goût des merveilles. Leu s'était évaporée dans le flou des merveilles, lavée à la pluie, dégommée par les gouttes grosses comme des poings, la brume s'était plaquée au sol, Leu brillait de sa simple vérité. Et je n'en voulais plus.
Ugo semblait se satisfaire de la situation. Je le trouvais planté devant la télé martyrisant les manettes de sa play station. Mon fils avait une dextérité hallucinante sur ces machins-là. Je n'y comprenais rien. Peut-être qu'il n'était pas si bon, mais pour moi ça avait l'air très fort. Un truc que seuls les ado savent faire, interdit aux vieux.
Je le regardais en me purgeant au Bourbon. Il disait rien, il avait l'air de s'éclater. Ce soir-là il n'a même pas levé les yeux quand je suis entré, il a dit :
- On se l'est fait ton Oswald, tu vas être content.
J'étais brumeux, j'étais fatigué, ça ne voulais pas dire grand chose. Alors il a précisé :
- Avec les copains on l'a attrapé et on lui a foutu une bonne rouste. Que des gamins. J'ai choisi les plus jeunes. Je pense qu'il a compris le message.
Oswald... Je l'avais oublié celui-là. Non. Je me rendais compte que pendant tout ce temps je n'avais fait que penser à lui. C'est bien, lui ai-je dit. Je suis passé derrière et j'ai fixé ses mains, elles bougeaient comme si rien d'autre n'existait. Je lui ai touché l'épaule et je suis allé dans le canapé. Bourbon sec. J'y ai plongé deux aspirines. Je voulais un truc dégueulasse. Une espèce de mixture pour drogué, un truc qui donne envie de vomir et me forcer à l'avaler. Puis j'ai quillé les trois quarts de la bouteille.
La valse des gamins tournait dans ma tête, ils se tenaient la main, faisaient la ronde dans un ciel bleu sans nuage et frappaient, à chaque tour plus fort, ils balançaient leurs pieds dans mon ventre, dans ma tête. Je me recroquevillais. Mes oreilles bourdonnaient comme une musique, quelque chose en dehors et pourtant qui se passait tout au dedans de moi. Je souriais aux anges. La danse semblait soulever mon corps, je me décollais du canapé, et voguais dans des cieux où l'air est rare mais fort, dans ces cieux où l'on s'endort en sachant qu'on ne se réveillera pas.
Je les regardais avec admiration, ils avaient en leur pied le glaive de la justice immanente, leurs sourires se gravaient en moi, leurs visages se révélaient et leurs rires me rendaient sourd. Je les reconnaissais. Leurs yeux plongeaient en moi comme pour y arracher des lambeaux de volonté, et je leur abandonnais, je n'avais plus besoin de rien, que quelques bouts de vie dont je ne voulais plus vraiment l'usage. Mes yeux roulaient dans mes paupières, dans le flou au loin, la silhouette d'Ugo s'acharnait à me tourner le dos, mais je ne voyais que lui, j'aurais reconnu jusqu'à l'ombre de sa main.
Ils dansaient encore et j'étais comme Oswald attendant ma fin. Lui aussi peut-être la désirait-il... Il savait pourquoi, sans doute n'avait-il pas tant de reconnaissance pour son cœur et le répit qu'il lui laissait. À moins, bien sûr, que je ne portasse ses fautes avec plus de remords qu'il n'en avait lui-même, à moins, bien sûr, qu'il n'en éprouvât aucun, trop occupé à extorquer ses plaisirs à sa maladie. Pas de remords pas de faute. J'étais seul à m'imaginer en porter le fardeau, je redevins froid, lucide, boulimique, plus Oswald que jamais.
Je voyais par ses yeux. Je voyais mieux que lui sans doute. Le whisky a tendance à vous offrir le monde en vision panoramique, 360° grand angle, pas un de ces petits cons n'aurait pu se planquer. Chacun sa drogue. Oswald devait marcher à l'adrénaline, avec ce qu'il était en train de prendre dans la gueule je le savais en hyper conscience, cocktail d'atropine et d'adrénaline, son sang devait fuser à mach 2, son cerveau hyper irrigué irradiait, à cette vitesse-là les neurones se connectent tous seuls, on peut rien leur cacher, ils devinent quand ils ne savent pas, il voient l'univers limpide.
Je me mis à trembler, je ne pouvais plus retenir ma salive, je la sentais baver dans l'encoignure des lèvres, j'avais la trouille, j'allais me chier dessus de trouille, j'avais pigé la connerie monumentale de ce petit con d'Ugo.
- Débranche papa Oh ! Ça va ! Tu nous fais quoi là ?
Je n'avais jamais été aussi lucide. J'avais peut-être pas fière allure et le gamin s'y trompait...
- Ça va ça va Le corps est pas brillant mais la tête a jamais été aussi claire... Et puis je le regardais bizarrement. Je le regardais comme quelqu'un qui n'existe plus. Je me suis frotté les yeux, je n'y croyais pas, j'avais beau faire, mes yeux le traversaient de part en part, loin derrière son fantôme.
La situation était simple. Bien sûr j'avais tenté de l'emberlificoter à l’extrême. Mais je n'avais construit qu'un labyrinthe d'enfant. Rien n'est jamais si complexe qui ne se dévoile par un seul point, il suffit de regarder par la bonne serrure... J'aurais aimé que rien ne s'explique, que les choses restent dans ce flou où se protège leur part invisible, préserver ce moment où l’ignorance est féconde, créant du mystère, flirtant avec l'instant et l'intuition, craignant qu'à chaque pas dans le brouillard le sol ne se dérobe entrainant la chute au fond du ravin, créant cette fantastique image d'un monde où, parfois, une marche manque, puis tout dégénère et se reconstitue, avec d'autres règles dans d'autres univers.
Ugo c'était moi. Mon bras armé. Mon bras. Le regard d'Oswald s'était accroché à mon poignet et remontait jusqu'à mon visage. Épaule et cou dénudé, j'imaginais avec quel érotisme il découvrait mon image, lui dont l'excitation était si forte de voir, voir, voir : je prenais place dans son portefeuille sur une de ses photos bandantes, je devenais son petit scopitone à masturbation, son icône à vengeance, sa poupée de cire piquée d'épingles...
Je ne m'étais jamais senti observé, et je dois dire que toute forme d'exhibition me répugnait. Mais y a-t-il exhibition plus nue que de se retrouver en photo dans un portefeuille ? Car c'est bien là que ce taré allait finir par me coller. Je deviendrais son avis de recherche, son « Wanted », son obsession d'obsédé, et j'en eus quelques frissons de dégoût, le long du rachis, des soubresauts jusqu'à la danse de Saint-Guy, puis l'hilarité, car je ne sais pas pourquoi, je me suis mis à me marrer, de me voir désarticulé comme un pantin, j'avais le hoquet, du rire qui se coinçait dans la gorge, puis du rire qui vomissait, comme d'une gargouille, ma gueule de pitre, serrée contre son cœur !
On était sacrément intimes tout à coup, non ? Vous êtes intimes avec votre femme, et bien moi, avec un type que je déteste. Mais je ne pouvais plus faire autrement. Vous êtes collé dans la poche de derrière d'un pantalon, vous finissez par prendre la forme de son cul, et je vous jure que de me savoir là ça ne me repoussait pas, je m'y suis fait très vite, j'ai aimé ça, je m'en trouvais bien d'être possédé par quelqu'un.
Je ne voulais pas lui résister, je voulais qu'il m'emmène, qu'il soit bien sûr de lui, émoustillé d'avoir attrapé ce blanc-bec au milieu des niakoués, ça lui donnait des perspectives, il avait un nouveau truc sur quoi s'acharner, moi... et j'allais lui être aussi gluant qu'un ver, un de ces gros vers blancs qu'on bouffe ici, appétissant et répugnant. Oui c'est cela l'intimité : accepter de devenir répugnant.
Je ne m'appartenais donc plus. Je vous dis cela pour vous prévenir de ce qui s'est passé ensuite. La logique n'y entre pas en ligne de compte. Je ne crois pas que vous ne fassiez autre chose que réfléchir, vous n'écoutez pas vos impulsions, à part maintenant les branchements de l’hôpital il n'y a jamais rien eu d'électrique en vous. Même dans votre sommeil vous réfléchissez encore. Vous devez soupeser l'intérêt de vivre. Et lorsque vous l'aurez décidé, quelque chose mourra, ou non. Alors qu'entre Oswald et moi il n'y avait plus de place pour cela, le courant, pour ainsi dire, passait sans entrave. Je me sentais une part indifférenciée de lui, je ne sentais plus mon corps, plus vraiment à moi, plus vraiment mes jambes ou mes bras, pas non plus les siennes, un gros corps commun plutôt, où les mouvements de l'un recevaient l'impulsion de l'autre, mais aidaient tout autant l'autre à se mouvoir.
Je me suis mis à croire ça. Ce qui m'arrangeait bien entendu. De votre point de vue. Il m'est plus aisé maintenant d'épouser votre point de vue. Vous n'êtes plus ni un allié ni un ennemi, une chose pensante, neutre. Oui, cela m'arrangeait.
Le téléphone a sonné quand j'étais au septième ciel. Kin.
- Vous aimez espionner le français. Le commandant vous a préparé tout le matériel. Vous allez pouvoir vous amuser.
J'étais donc de nouveau dans le jeu.
Je perçais l'oeil. En plein milieu. Rageusement.
Cette fois j'étais passé en force. Par ruse. Une ruse grossière. C'est pour ça que je dis en force. J'ai marché cinq bons kilomètres sous le soleil, assommé par la moiteur gluante des rizières, bouffé par les bestioles, les moustiques en essaims se collaient dans ma sueur, j'en avalais par poignées en cherchant l'air, j'étais en guerre.
J'ai sonné en appuyant très fort et très longtemps. Ça les a fait sortir de leur tanière. La vieille ne m'a pas vu. Forcément, je la surveillais derrière les rhododendrons. Au troisième coup le vieux l'accompagnait. Ensuite il est revenu avec une baïonnette et s'est mis à fouiller. Quand il en a eu marre il a appelé la vieille pour la faire marner à sa place. Et pendant qu'il l'engueulait je suis entré dans la place.
Maintenant je moulinais de la chignole dans le bureau d'Oswald. Un petit trou dans le plâtre entre deux bouquins. J'avais repéré les lieux en deux secondes. To m'avais fourni l'oeil : pas plus large et pas plus long qu'un doigt. Avec ça, m'avait-il assuré, on aurait une vue panoramique de la pièce... Pour qu'il tape ainsi dans le matériel il devait être particulièrement motivé.
Je n'arrivais pas à le regarder. Nous étions assis face à face, avec tous les aspects de la cordialité, et je n'arrivais pas. J'essayais de fixer sa bouche, comme si, de le voir articuler, j'entendrais mieux. To m'avait dit : « Vous vous démerdez comme vous voulez mais je veux des images dans moins d'une semaine ; de toute façon la batterie ne dure pas plus ; vous installez ; vous récupérez ; vous serez bien capable de ce petit miracle ? » C'était la première fois que j'entendais une grossièreté de sa part. Il me parlais comme à un de ses sbires et ça m'arrangeait. Et je constatais que son français n'était pas seulement académique !
J'avais pris rendez-vous trois jours auparavant. J'avais dit oui à To. Oui. Oui. Oui. À toutes les questions :
- Vous avez tout installé ?
- Oui
- Vous avez branché le détecteur de mouvement ?
- Oui.
- Vous me rapporterez la caméra aussitôt récupérée ?
- Oui.
Là, il se fourrait le doigt dans l'oeil. J'allais visionner avant lui. C'était impératif et je bénissais les dieux qu'il m'eut confié la mission. Il fallait que j'intercepte tout ce qui pouvait me compromettre. Il peut se dire et se faire beaucoup de choses dans un bureau et, sur l'enregistrement, il y aurait sûrement des choses que je n'aimerais pas voir arriver à la connaissance de To. Il fallait que je sache avant ce qu'Oswald avait découvert. Jusqu'où ses propres soupçons pouvaient aller. Après il serait temps de le faire taire, il suffirait d'effacer la bande.
Mon rendez-vous avec Oswald se déroulait comme je l'ai dit : j'étais là sans être là. Au-dessus de sa tête il y avait l'oeil qui dépassait d'une reliure, dans mon affolement j'avais salopé le boulot. Évidemment, sur le coup, je croyais tout maîtriser, en fait j'avais été sacrément mauvais ! Et si Oswald n'avais pas repéré le mouchard c'est qu'il était complètement abruti, moi je ne voyais que ça : la lentille poussait un coin de reliure que j'avais sans doute déchirée par mégarde, ça me revenait... en encastrant le bidule dans le trou, je tremblais comme une feuille...
Ma tension montait anormalement, on devait voir mon cœur s'accélérer sous la chemise. Le sang battait mes tempes et toute la pression se concentrait dans mes orbites, semblant vouloir en éjecter mes yeux : le monde devant moi grossissait puis rapetissait au rythme des pulsations... Comme un bouchon de champagne la caméra semblait elle aussi s'expulser inexorablement.. Une pluie de cette poussière de plâtre dont j'avais eu tant de mal à me débarrasser dégoulinait dans le dos d'Oswald, sans bruit, presque sur son épaule.
Puis je me suis repris. J'ai soufflé entre mes dents, je crois même que Oswald m'a demandé si tout allait bien :
- Parfaitement, me suis-je entendu dire.
L'oeil ne bougeait plus. Je fixais Oswald et tentais de suivre la conversation. J'en avais loupé une bonne partie...
- … ne trouvez-vous pas, vous aussi, qu'il y a, vis-à-vis de nos enfants, une sorte d'anthropophagie ? Au risque de vous choquer je tiens cependant à ce terme...
Voilà donc ce qui arrive quand on n'écoute rien, à la moindre péripétie on est désarçonné, j'ai bien failli tomber de mon fauteuil. J'avais saisi un truc au vol, genre « maintenant que vous êtes des nôtres... », ça a percuté avec « anthropophagie » et j'ai eu l'impression de me prendre un boomerang dans la gueule. Il a souri, tout à fait bonhomme, puis a développé :
- Bien sûr, le terme reste quelque peu métaphorique, mais si l'on considère les nombreux faits divers d'infanticides il y a de quoi se poser des questions. Avez-vous remarqué que bien souvent on retrouve le petit cadavre dans le congélateur familial ? Les corps sont donc dissimulés dans des endroits qui, du point de vue nutritif, sont hautement symboliques... Il n'y a certes pas de faits avérés de cannibalisme, mais tout ceci est troublant.
- Peut-être est-ce tout simplement l'endroit le plus discret, il évite notamment le « problème » de la putréfaction.
- En effet, ne négligeons jamais l'aspect pratique et matériel, dans un assassinat ces questions prennent même souvent le pas sur les mobiles... Ces questions me fascinent.
Il avait l'air serein. J'ai bien cherché dans ses yeux une lueur de perversité, un air de gourmandise, j'aurais aimé lui voir pousser des canines. Mais il bâtissait une théorie, il avait une froideur et une maîtrise logique, sans apparemment aucune conscience de dire des horreurs. J'aurais voulu un monstre, j'avais affaire à un gamin qui s'amusait avec des idées.
- De l'orifice vaginal à l'orifice buccal. Presque sans transition. Aussitôt le premier dégagé, les gens n'ont de cesse de vouloir obstruer le second. Voici plutôt le sens du congélateur. Une sorte d'étape qui permet de sursoir l'opération, tout en la gardant possible, jusqu'à ce que l'individu, ou la société toute entière, abroge l'interdit anthropophage.
- Ça n'arrivera jamais.
- Qui sait... Cet interdit me semble fondateur, il a permis une forme d'échange, plus commercial dirais-je, moins direct, moins digestif... Il me semble, dès lors que nous ignorons de plus en plus la composition des produits que nous consommons, que le fantasme anthropophage retrouve une place. Qui sait aujourd'hui ce qu'il peut se trouver dans une saucisse...
Ou bien est-ce simplement le désir de bouffer son propre corps, comme ceux qui avalent leurs rognures d'ongle. Le désir de vouloir fonctionner en « circuit fermé », de ne plus avoir de « nécessité » qu'on ne puisse combler soi-même...
Il sortit alors une série d'articles, tous tirés de Tabloïd. Il les étala sur le bureau en les faisant glisser d'un doigt, les autres recroquevillés en l'air exprimant tout le dégoût dû aux immondices. C'était un répertoire débile d'infanticides, de dénis de grossesse tournant au drame, mais aussi de toutes sortes de gamines peinturlurées, des concours de mini-miss, des enfants stars, avec une prédilection pour Arnorld&Willy depuis les premiers succès jusqu'à la déchéance et le suicide, sans oublier Mickaël Jackson dont la décrépitude passa sous mes yeux en quelques photos criardes.
Je connaissais sa manie du cliché... cette collection était toute sa documentation. Il semblait lui accorder l'adoration qu'on voue aux icônes précieuses et aux enluminures introuvables.
- Voici la collection unique de ce que, chaque jour, tout le monde peut voir. On ne les regarde généralement pas, on n'y fait même plus attention, tellement cela nous paraît normal. Et ça vous paraît normal à vous ? Il se pencha brusquement sur moi, il s'était soulevé comme malgré lui, et pourtant avec un effort qui sembla l'épuiser.
- Oui... Non... Je ne sais pas... Je ne regarde jamais en fait...
Il reprit, mais sa voix était lasse comme s'il n'avait plus vraiment envie d'articuler, comme si, en fait, je ne valais plus la peine qu'il fasse aucun effort. Son attitude devint méprisante. Et je me fis l'effet d'un monstre, du type trop négligent, inconscient, qui par son silence participait tacitement aux horreurs qu'il dénonçait. Je me sentais coupable.
- Alors penchez-vous là-dessus.
C'était un podium de mini-miss. Son doigt agrippa comme une griffe, il poussait sur le crâne d'une des mères qui elle-même poussait sa gagnante de fillette en avant, comme une offrande, « Prenez-la, prenez-la, je l'ai faite pour vous... prenez-moi ! » geignait-elle dans son sourire, et le doigt en tremblant gondola le papier, et l'image sembla s'animer, la gamine me tomber dans les bras...
Je prenais peur.
- Elle n'a même pas encore de poitrine. Un petit bidon tout rond de bébé. Un justaucorps à paillettes. Dessous, vous devinez son sexe imberbe, pas rasé, imberbe... Un petit trou à remplir... Ses paupières tombaient. Comment pourrait-on avoir envie de violer ça ?
Puis il grimaça et se recula sur son siège, il parlait pour lui, tout juste assez audible pour que j'aie la sensation de l'espionner.
- Bien sûr que si, vous auriez envie de violer ça... C'est offert. On n'aurait même pas le droit de refuser. Isn't it ? Ou la mère ? C'est déjà de la viande frelatée, de la vache folle, elle doit être bouffie de prion, autant becter la fille. C'est la même, mais innocente et propre, déjà une petite salope, mais par procuration, vous ne fourreriez jamais un vieux con qui pendouille, quand on vous l'offre tout neuf, vous préférez bouffer le cul du porcinet...
En Angleterre on fait des petites filles des cochons de lait. Tous roses. Quand elles ne finissent pas dans les congélateurs, on les découpe sur les étals des bouchers. On les aligne dans les rayons des supermarchés, ficelées comme des jambons, au milieu des boîtes de conserves, des saucisses et du corned-beef... Vous n'avez jamais déambulé dans ces hyper bondés de grosses accrochées à des caddys, vous n'avez jamais imaginé toute cette bouffe passant dans l'œsophage cloqué de ces amas de graisse ? Alors vous n'avez jamais vu tout ça ressortir en gros tas de merde, presque immédiatement, et joncher les carrelages ; vous n'avez jamais vu la marée de merde monter et noyer toutes ces truies...
Je suis sûr qu'elles ont toutes peur de patauger là-dedans, c'est pour ça qu'elles ne rêvent plus que de s'obstruer le cul, et la bouche par où elles avalent déjà leur merde.
Il piquait du nez. S'est endormi.
Je n'osais plus bouger.
Je ne sais pas trop comment j'ai eu le cran de reprendre l'oeil. J'ai subi les effets positifs d'un mouvement de panique : personne ne devrait jamais rien savoir de cette conversation. Soudain, l'idée qu'elle avait été enregistrée m'est devenu insupportable. Même si la cassette restait dans un endroit connu de moi seul. À la réflexion c'était encore pire. Sans personne pour me le rappeler j'aurais pu en oublier l'existence. Elle serait restée là, des années peut-être, jusqu'à ce qu'on la découvre et que des fouineurs la regardent et voient ma honte. C'est ridicule n'est-ce pas ? Eh bien ça m'a donné la force d'enjamber Oswald.
Je m'appuyais sur le comptoir d'un Bier Garden. J'écoutais mes tempes bourdonner. Ma température montait et je transpirais. J'allais probablement faire une crise de palu, le mieux était de rentrer, de me coucher, et de laisser la fièvre agir.
Franck me regardait depuis le bout du comptoir. Il versait le whisky dans sa bière, il avait aussi un verre de gin. On ne s'était pas vu depuis des semaine, en bossant au même endroit c'était un exploit. Il me dévisageait de loin. Je lui ai lancé un regard furibard et j'ai levé le camp.
Il m'a rattrapé au moment où j'allais me casser la figure. Il me tenait sous le bras et m'a défoncé l'aisselle pour me remettre d'aplomb. Les pans de ma veste valsaient dans tous les sens, l'oeil lestait ma poche de gauche et a été frapper sa hanche. Je l'avais oublié celui-là, vous voyez ?
- Tu devrais pas traîner dans des états comme ça.
- Et alors ? Je suis malade ! La fièvre des pays de merde...
- Non, t'es juste bourré, le palu je connais, l'alcool aussi.
Il m'a assis sous la voûte d'entrée du Bier Garden. La lumière bleue du néon Budweiser me clignotait dans la gueule. Le visage de Franck était tout en sueur et brillait goutte à goutte devant moi.
- Il fait chaud, c'est ça ?
- Oui, il fait très chaud ce soir. Y a du monde. On étouffe.
- Je ne suis pas malade ?
Il m'a traîné dans sa voiture. Il a fait tourner le moteur et a mis la clim à fond.
- Comme ça tu verras que t'as rien...
L'air glacé sur la sueur me foutait la chair de poule. Je me mis à trembler. Mes dents claquaient comme si j'étais en proie à la pire des crises de palu. Je me laissais aller. Il y avait quelque chose qui me disait que je n'avais rien, qu'il était temps de reprendre mes esprits et autre chose qui résistait. Je redevenais lucide mais rien ne me faisait plus peur que la lucidité. La trouille bloquait mon esprit. Je n'étais plus saoul du tout, la gueule de Franck a toujours eu le don de me dégriser de toute façon, mais au lieu de redescendre je décollais. C'était comme si l'alcool m'avait retenu au sol jusqu'à maintenant. Ses effets disparus, mon cerveau s'échappait là où rien ne pourrait plus l'arrêter.
- Arrête ton cinéma.
Je transpirais d'abondance. J'avais un type à mes côtés qui ne comprenait rien, qui n'avait jamais rien compris à rien, j'étais dans une solitude effrayante, j'aurais voulu qu'il se tire, qu'il me laisse crever de trouille dans un coin, qu'il me débarque de cette satanée bagnole, me balance dans un trou, j'aurais voulu mon corps blotti dans la boue pataugeant dans de la terre liquide. J'allais vomir.
Il était 2h36 du matin. Nous roulions entre les rizières. La route donnait dans les phares les traces de roues, des zébrures sombres divisant le sol en bandes rectilignes qui semblait défiler dans le reflet du pare-brise. Le chemin passait ainsi au-dessus de nos têtes. Puis quand je suis enfin parvenu à regarder au-delà de la vitre, le sol s'est déposé devant la voiture et, au fond, un mur noir vers lequel nous foncions. Sans jamais l'atteindre. Noir, sans étoile, sans même deviner le chemin qui devait immanquablement s'y prolonger. La nuit était morte.
Franck avait décidé d'aller Kilomètre 11. « Je ne veux pas y toucher, avait-il dit, mais je veux voir des putes. On va dans un bordel, on regarde si elles sont toujours là. Elles y seront. C'est bien le seul truc qu'on est sûr de trouver à toute heure du jour et de la nuit. »
Il a raconté aussi qu'à Londres il entrait une ou deux fois par semaine à la National Gallery pour voir un seul tableau, un Rembrandt au casque d'or, qu'il jetait juste un coup d'oeil comme pour vérifier qu'il était bien à Londres.
- Ce tableau immobile, imperturbable, je crois que c'est devenu mon pôle de sérénité, tant qu'il serait là j'était certain que la ville tout autour existait bel et bien, et qu'elle pouvait continuer à faire n'importe quoi. Au Cambodge, « l'effet Rembrandt », c'est les putes.
Le belge était seul à sa table, appuyé sur le coude, l'avant-bras à plat et la main qui pendouillait vers sa braguette. Pas vraiment motivé. Il hésitait à boire. Son œil torve vaquait d'une fille à l'autre, sans qu'aucune ne retienne son attention. Il avait tout du type qui s'ennuie ferme.
Je sentis une certaine cruauté dans le sourire que j'adressai à Franck. En me souvenant de la scène surprise à Bételgeuse je reprenais du poil de la bête, il est des moments où le pathétique des uns fait le bonheur des autres.
Franck fit mine de se lever :
- Laisse... Il va venir tout seul.
Ce couillon n'a jamais su attendre, il croit encore qu'on demande à une nana si « elle veut bien sortir avec toi » ! Pareil pour les mecs pleins de fric, c'est eux qui te choisissent.
- Ne le regarde pas. Fais exactement comme si tu ne l'avais pas vu. Il va comprendre tout de suite que tu fais exprès de l'ignorer, donc que tu ne veux plus te compromettre avec lui.
- C'est une crevure... mais je voudrais bien qu'il crache... on en a foutrement besoin...
- Je suppose que tu t'es renseigné sur son pedigree...
- Bien sûr, tu me prends pour qui ?
J'aimais bien le titiller là-dessus, je savais qu'il était méfiant comme une vieille bique, alors je m'amusais à mettre en doute ses informations, ce qui augmentait sa parano et le poussait à creuser dans ses recherches et à être de plus en plus précis. Quand il s'occupait d'un mec, il en savait tellement sur lui que, des fois, j'avais l'impression qu'il couchait avec et, qu'à un moment, il allait me révéler jusqu'à la couleur de ses slips.
- Max Van Eyck, né le 12 décembre 1966 à Bruges. Grandi dans une famille protestante, essaie de devenir catholique dès ses 9 ans, y renonce à 12, est envoyé chez sa tante à Bruxelles en 1981 où il fait son lycée puis des études de médecine, spécialité dentaire. La tante clabote quand il a vingt ans. Il traîne encore un an à la fac, occupe l'appartement puis se saoule la gueule pendant deux ans. Manque d'abandonner ses études.
- Elle était veuve la tata ?
- Oui.
- Quel âge ?
- Vingt ans de plus que lui.
- Il se la tapait ?
- Rien là-dessus. Mais probable. À mon avis, c'est plutôt elle qui se le faisait.
J’acquiesçai. Je me demandais où il avait pu pêcher ça... Son récit m'avait remis d'aplomb. J'arborais un sourire un peu figé, la gueule de bois ne me permettait pas mieux, et je lui dis de baisser le ton et de se marrer comme s'il me racontait une blague. Bon. Il a fait comme il a pu. C'était pas terrible comme mise en scène, les acteurs étaient piteux, mais ça a dû suffire, dans son état de déprime, Max était incapable de supporter qu'on lui foute un vent !
Il nous a repérés assez vite. Il nous épiait en gardant les paupières mi-closes, je l'ai vu se pencher un peu en arrière comme pour marquer son mépris. Ça l'a turlupiné un bon moment. Il nous méprisait vraiment. Je me doutais bien qu'il nous voyait comme des escrocs à la petite semaine, des petits branleurs qui cherchaient à se la couler douce en Asie mais qui n'en avaient pas les moyens. Il nous avait pris de haut dès le début, c'est bien pour ça qu'il m'avait fait ses confidences, j'étais assez insignifiant pour les écouter.
Ce que ce type pensait de moi n'était pas bien loin de ce que j'en pensais moi-même ! Seulement il y a un truc que nous avions oublié tous les deux : dans ce putain de pays il suffit d'être blanc pour être quelque chose. J'en profitais avec les khmers, mais j'avais une fâcheuse tendance à l'oublier avec les européens. Il lui fallut un bon bout de temps pour résoudre ce malentendu. Quand il s'est enfin assis à notre table je savais tout de lui.
- Pauvres choses. Ne me dites pas que ça vous fait encore fantasmer ? Moi, c'est de payer pour baiser qui m'a toujours fait fantasmer. Je vais vous dire : je peux pas bander si je paie pas. Mais là, franchement, c'est pas assez cher ! On vous les donne ! C'est plus des putes ! C'est... pfff... j'y arrive pas...
On avait choisi un claque de luxe : il y avait la clim.
- Alors, pourquoi vous êtes là ?
Je savais qu'il fallait le rebuter. Il fallait lui faire sentir qu'il nous faisait chier, qu'on trouvait tout à fait déplacé qu'il se pointe à notre table, bref, après l'avoir ferré fallait qu'il vienne nous bouffer dans la main. Je jubilais. Franck a compris pour une fois et a fermé sa gueule, on s'est mis à regarder les putes.
À 26 ans il installe son cabinet dans l'appartement de tata. Après un an à soigner les caries de la bourgeoisie bruxelloise il s'inscrit en spécialisation orthodontie. Il compile les articles relatant les scandales pédophiles en Belgique, il assiste au procès Dutrou, il milite dans plusieurs associations pour la protection de l'enfance et d'autres mouvements qui ont mené au démantèlement des réseaux profitant des « talents » de Dutrou, y compris la branche politique de l'affaire. Il participe à des colloques, donne des conférences, est approché par la droite puritaine, semble se radicaliser progressivement mais, bien que flirtant avec les micro partis d’extrême-droite flamands, ne s'engage jamais ouvertement. Cela lui prend quelques années. Dans le même temps il fait paraître sous pseudonyme quelques annonces dans des journaux, puis des sites de rencontres, libellées comme suit : « JH cherc. JF blonde modèle privé, rém. importante: gros seins s'abstenir. » On lui connait plusieurs relations avec des prostituées, quelques arrestations classées sans suite puis expurgées de son dossier.&
C'est encore lui qui rompt le silence. Il trépigne. Il tente de revenir sur son « investissement » et je sens Franck prêt à craquer, je lui donne un discret coup de pied sous la table, je me marre comme un collégien. Je laisse planer le plus lourd des ennuis. Plus l'injonction de partir se précise, plus Max essaie de la repousser, il sait maintenant qu'il n'a rien besoin au monde que de nous.
En 1995 il monte son cabinet d’orthodontie, toujours dans le même appartement assez immense pour que cinq pièces soient consacrées à ses pratiques professionnelles. Les premières plaintes pour tentatives de viol surgissent quelques années plus tard, des clientes et une deux secrétaires médicales. Ses rapports avec l'orifice buccal de ses patientes prêtent plutôt à sourire, faisant jouer les quelques relations politiques qui lui restent et payant beaucoup il réussit à étouffer l'affaire. Autour des années 2000, sa secrétaire médicale (très blonde et très plate) touche un salaire du double du sien. Elle avoue faire beaucoup d'heures supplémentaires. Aucune charge pour prostitution n'est retenue contre elle. Le cabinet marche à plein. Tous les gamins de la bourgeoisie bruxelloise portent des bagues Van Eyck, dans certains milieux on lui accorde un « sens esthétique très proche de l'idée d'une Belgique nouvelle ». Sa clientèle est essentiellement flamande. Selon Franck, certains des anciens amis de Max se seraient radicalisés et auraient négocié leur soutien en exigeant de lui une implication idéologique plus franche. Profitant de la vague, celui-ci s'enrichit considérablement, mais il semble cependant le jouet de perversions sexuelles puériles, voire infantiles et omet de s'engager plus avant. Franck a cependant dégoté quelques pamphlets dans des revues d’extrême-droite. Ces productions tardives (2005) ont pour titre : « De l'ordre des dents et de l'ordre moral. », « Du lisse, du propre et du plat. » ou encore « De l'enfance libre et protégée. »
Ce sont des théories d'un enfant de 6 ans, avait ajouté Franck, je crois que ses « amis » n'ont pas été très contents, voilà pourquoi ils l'ont lâché pour la suite des événements.
Les viets devenaient pressants, ils nous enjoignaient à consommer, ils revenaient à la charge, croyant que nous étions trois PD égarés ils ne voyaient aucun problème à nous louer un box, de toute façon ils pouvaient aussi nous proposer des petits garçons... aimables propositions qu'ils formulèrent avec deux mots français, trois anglais, un chapelet de gargouillis viet et force gestes obscènes.
- Je suppose que les premières plaintes pour pédophilie n'ont pas tardé, ai-je demandé à Franck, je commençais à me faire un tableau bien précis, la suite coulait de source. Il me confirma que ça lui avait même coûté un max cette fois, pour s'en sortir il avait dû tout vendre, l'appartement et les actions de tata, il avait ensuite tenté un retour sur Bruges, mais comme il s'y trouvait définitivement persona non grata il avait dû mettre les bouts dare-dare. L'Europe étant un peu trop petite, voilà pourquoi nous avions l'honneur de sa présence à Phnom Penh. Franck n'était pas en reste, il s'était fourni un relevé très précis du pognon que Max avait pu sauver :
- Pfff... et tu me dis qu'il a lâché un bras pour se blanchir ? Avec l'autre bras il lui restait de quoi s'acheter Phnom Penh ! À ce tarif-là, il peut en effet nous prendre de haut !
Franck avait fait le décompte de ce que les frasques cambodgiennes avaient coûté à Max, les 15 000 dollars qu'il nous proposait restaient bel et bien une aumône.
- Sais-tu combien il a passé en babys ? Au moins 100 000...
Même ça, il était au courant !
C'est ton ami, le commandant To qui m'a donné l'info, il tient des comptes très précis... je suppose que les Mama San lui versent une petite commission... Cela dit, il a l'intention d'intervenir, à partir d'un certain seuil, selon lui, on dépasse le simple soutien à l'économie locale.
- Ils me prennent pour quoi ? grommelait Max. On se tire de ce rade, les gars ?
- Vous avez raison. Leur défilé ça vaut pas le Crazy Horse ! j'avais pris le ton badin du mec qui vous met des claques dans le dos. Une sorte de fausse sympathie pour enfoncer le clou. Puis je lui ai souri chaleureusement, je commençais à fissurer la carapace.
- Ouais... Ouais... Ça ne va pas très bien ce soir...
- Tout est un peu de travers en effet. Franck voulait absolument venir, mais je ne crois pas que ce soit très bon pour notre santé... Je veux dire... pas un jour où on est un peu déprimé...
On s'est levé en laissant un billet sur la table, on faisait un petit groupe soudé, Franck et moi encadrant Max, on coupait tout contact avec la faune environnante, ce qui créait une sorte de cocon dans lequel j'espérais que Max se laisserait aller.
Pour tout vous dire, je ne savais pas très bien à ce moment-là ce que je voulais faire. Ce type nous avait pris pour des ploucs et, même si je n'attachais pas une importance plus grande qu'un gagne-pain facile à notre boîte de com, j'avais un fond de fierté à être un entrepreneur. Un gros fond. Donc, j'avais envie de le faire cracher beaucoup plus. Nous en avions un peu besoin, ça m'aurais vengé beaucoup. Bref, j'avais été vexé comme un pou.
Quand Franck a parlé de vous, mon cher commandant, j'ai pensé au chantage, c'est-à-dire au moment exact où toute possibilité de chantage s'avérait impossible. J'avais donc affaire à un pigeon inattaquable. Ce qui est passablement frustrant.
Tout en le poussant vers la voiture, je réfléchissais. J'avais choisi l'option de l'emmener dans une de ces soirées beuverie, tournée des Grands Ducs et de l'Ennui de Phnom Penh, sorte de tradition qui, en général, suffisait à séduire les mecs à pognon débarquant de France, et qui à chaque fois me permettait d'accumuler assez de dégoût et de mépris pour me décider à les saigner à blanc. Ce soir-là, je voulais simplement gagner du temps.
Ce type, avec sa fat assurance, son accent presque imperceptible mais dont il jouait selon qu'il voulait se rendre sympathique ou important, avait la prestance d'un homme « qui avait vécu ». Et pourtant, l'examen de son pedigree révélait un comportement systématiquement infantile. Même Franck l'avait souligné.
Il n'en avait pas envisagé la progression. Dépucelé par une femme beaucoup plus vieille que lui, veuf à vingt ans, anéanti par l a dépression, il n'avait cessé ensuite de réduire l'âge de ses conquêtes, ou d'augmenter son potentiel d'ainesse vis-à-vis d'elles. Le puzzle se mettait en place, il planifiait sa régression.
On l'a installé sur la banquette arrière. L'ambiance était au beau fixe. Trois expats en goguette. Franck a démarré et on a commencé à errer dans Kilomètre 11.
- Toujours la même question, a dit Franck : un bon endroit où finir la nuit !
Les rues avaient sommeil mais pas le courage d'aller se coucher. Quelques chinois mâchaient des boulettes de riz, des néons grésillaient puis restaient fixé sur « on » : le Kheops, le Cuba Libre, le Cheng Palace, Budbar, La Civette !… expurgeaient encore du client. 4h du matin. Comme si le jour n'allait jamais se lever.
- Le meilleur endroit pour finir la nuit, répétait Max en pointant chaque enseigne. Il se tenait entre nos deux sièges, les coudes calés contre les appuis-tête, le doigt pivotant d'un côté à l'autre à hauteur de mon visage.
- Pourquoi on s'arrête pas ?
- Parce que c'est pourri !
- Ah ! Ça ! Vous avez raison les gars ! Pas plus merdeux que ce putain de claque géant !
Il s'est installé au fond du siège, à ouvert la fenêtre et s'est mis à cracher devant tous les rades qu'on croisait.
- Rapproche-toi ! Que je leur mette dans la gueule ! Accélère ! Accélère !
Franck a enfoncé le champignon. On allait pas si vite, mais avec les rues à angle droit ça donnait l'occasion de bons dérapages ! On s'est pris au jeu, on se marrait bien.
Max était à l'arrière, il avait arrêté de cracher faute de salive, il se laissait balancer sur la banquette et accompagnait les virages avec des bruits de moteur :
- Vraouuuuuummm !!! Criiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !
On a continué un moment comme ça. Il y avait une drôle de complicité entre nous trois. C'était comme si on faisait un immense bras d'honneur. Franck roulait à fond, ses bras se crispaient sur le volant, son regard devint dur, chaque embardée était un coup de poing qu'il lançait dans le vide. Je me suis dit que ce type avait envie de tuer quelqu'un. Je comprenais ça.
Il n'y avait plus que le vrai bruit du moteur, ponctué par des crissements de pneus. Chacun ruminait dans son coin une vengeance qui lui était propre et qu'il partageait pourtant avec les deux autres. Max s'agitait sur son siège. La tension retombait.
- Vous savez qu'on vous suit, les gars ?
- C'est peut-être les flics, dit Franck après avoir vérifié dans le rétro.
- Les flics ?! Pffffff...
À ce moment-là on souriait tous, notre rodéo nous avait donné de l'importance et la perspective de se coltiner avec la police locale était tout ce qu'il y avait de plus réjouissant. On jouerait la comédie du « Excusez-nous on s'est perdu on savait pas etc... », en faisant durer tout en sachant que la cause était entendue et qu'ils n'attendaient qu'une chose : qu'on sorte les billets. Mais on les ferait lanterner. Un délice de voir leur cupidité ! On serait tellement naïfs qu'ils devraient se résoudre à nous emmener au poste. Puis l'un d'eux finirait par écrire un chiffre sur un papier... ça, c'est notre trophée !
Mais ce n'était pas les flics.
Il n'y en a pas Kilomètre 11.
Franck ralentit. La voiture derrière nous éteignit ses phares. « Y a vraiment un type qui vous suit les gars, il a l'air d'être seul et pas très futé, annonça Max en se penchant vers la lunette arrière.
- Mais arrête, c'est complètement idiot...
- Et c'est pas un gniak, c'est un bon blanc bon teint... mauvais ça... je dirais : les services secrets ou un barbouze... vous avez un cadavre dans un placard ?
Il rigolait ce con !
- Non, sérieux... je dirais plutôt un mari jaloux... Des beaux gars comme vous ça doit faire des ravages chez les femmes d'expats ! C'est qu'elles s'ennuient les choupettes ! C'est des gourmandes ! »
On s'est regardé avec Franck. Si seulement ça avait pu être un mari jaloux ! Mais on savait l'un et l'autre que ça n'était pas possible. Je m'accrochait à l'idée d'un mec que notre rodéo aurait amusé, d'un taré qui aurait voulu faire la course... Road Trip, Fast and Furious et toutes ces conneries...
D'ailleurs Max pérorait sur le sujet.
Non. Si quelqu'un s'était donné la peine de nous poursuivre pendant cette randonnée ce n'était sûrement pas pour s'amuser. Nous avancions au pas. Et son capot nous serrait de près. Presque à nous toucher. Tout phare éteint. Comme si, maintenant, il était en colère.
- Mais qui c'est ce con ? s'exclama Franck.
- Connais pas ! clama la voix toute pétillante de Max.
Un type assez taré pour faire ça ? Oswald évidemment. Pourtant je ne le reconnaissais pas. On ne distinguait pas qui c'était, mais je voyais assez pour savoir qui ce n'était pas. Qu'importe. Un homme de main quelconque. Un barbouze comme disait Max. Je ne savais pas ce qu'Oswald avait pu découvrir sur moi mais, après ses confidences, il avait toutes les raisons de me faire taire. J'en étais aussi persuadé que deux et deux font quatre. Que Oswald devenait mon destin. Et mon cerveau s'est arrêté là.
J'ai blêmi.
Franck a pris les choses en mains.
- On va bien voir, puis il accéléra. S'il nous suit depuis Phnom Penh il a dû croire qu'on l'avait repéré. Il prend même plus la peine de se planquer. Il croit avoir dompté le cheval ! Eh bien, on va lui balancer quelques ruades !
Et il écrasa l'accélérateur.
- Yahooooooo !
Je ne le supportais plus !
Plus un mot. On a foncé dans Kilomètre 11, on a refait le parcours, les viet s'étaient organisés, ça gueulait sur tous les pas de porte, et on ne le décramponnait pas, il n'y avait plus de doute. Puis on est sorti de ce guêpier et on a foncé sur Phnom Penh. Les 11 kilomètres étaient interminables. Je voyait Franck serrer les dents en jetant des coups d'oeil dans le rétro. Il marmonnait : Si je freine je l'envoie dans le décor. Il l'a dit plusieurs fois, ça devenait un leitmotiv sourd comme le moteur. Et je priais : Freine, freine bon Dieu ! Qu'on en finisse ! Mais il n'a pas freiné, il avait la trouille. Et Max s'est endormi !
5h du matin. Arrivée sur Phnom Penh.
Les taxis glissent vers les nids douillets, chargés de foies malades et d'adipeux repus. On entend le silence et, pour un peu, passerait l'allumeur de réverbères avec son laïus : Bonne nuit braves gens ! Que votre sommeil soit lourd et que veille la nuit ! Alors, Franck se met au diapason, il ralentit puis se faufile. J'ai presque l'impression que tout est redevenu à la normale, il n'y a jamais eu personne derrière nous, on va se réveiller avec une légère gueule de bois, il n'y a rien d'autre que le souffle paisible de Max qui dort à l'arrière.
Puis les taxis ont disparu. Tout le monde se lovait déjà sous les moustiquaires. On s'est retrouvé seuls. Au milieu des rues, et toujours notre ange gardien. Comme s'il avait toujours été là.
Franck chuchota je ne sais trop à qui, pour lui sans doute, quelque chose que je n'ai jamais entendu :
- La porte de mon garage est ouverte. Je le mets à distance. Je me gare aussi vite que possible. Tu descends et tu fermes la porte. S'il ne nous voit pas entrer, possible qu'il ne se doute de rien.
- Sauf s'il sait où tu habites...
Mais ça, c'était peu probable.
On a fait comme il a dit.
On a roulé comme pour une procession jusqu'à son quartier. 200 mètres avant son immeuble, Franck a pris le carrefour au frein à main : un grand coup d'accélérateur, frein-main, contre-braquage et le cul de la bagnole a été frapper l'angle du mur. On a filer sans demander notre reste. L'autre n'a pas eu le temps de réagir et a continué tout droit.
Je me suis retourné. J'ai vu qu'il n'était plus là.
Au moment où on s'est engouffré dans le garage, j'ai vu la tête de Max éclatée contre la vitre. Il y avait déjà du sang partout.
Je me suis précipité, j'ai ouvert la portière et j'ai tiré Max.
- Aïe ! il a fait.
Je l'ai aidé à marcher jusqu'au fond du garage et je l'ai assis devant la voiture :
- Laisse les codes, ai-je lancé à Franck, que je voie ce qu'il a !
Je me suis penché. Il se touchait le crâne et se foutait du sang partout.
- Pas grave. Une dizaine de points de suture et c'est bon. Le cuir chevelu ça saigne beaucoup, c'est impressionnant mais c'est rien.
- Aïe ! Bobo !
- Le garage, merde ! hurla Franck.
Alors j'ai laissé Max s'éblouir dans les phares et je suis allé fermer. De toute façon, la manœuvre avait été si parfaite que l'autre devait tourner dans le quartier en se demandant où on avait bien pu passer ! En y repensant, je me demandais où cet abruti de Franck avait pu apprendre à conduire comme ça ! En tout cas, chapeau !
J'avais à peine attrapé la poignée que la voiture est arrivée dans l'impasse. J'ai entendu les 6 cylindres s'emballer. Elle a foncé. Elle a embouti notre voiture, le coffre a volé en miettes.
J'ai bondi vers le fond du garage pour me mettre à l'abri. Mais le type a passé la marche arrière. J'ai vu de la fumée gicler de dessous ses roues quand il a reculé. Puis il a fait demi-tour et disparu. Ce type est complètement taré me suis-je dit. J'avais juste eu le temps de le reconnaître.
J'ai fermé la porte, même si ça ne servait plus à rien. Puis je suis allé récupérer Max.
Il avait la tête en bouillie, écrasée entre le pare-choc et le mur. Et aucun point de suture n'y ferait plus rien.
Le déclencheur automatique était décalé, si bien que les premières images attrapaient les personnages marchant déjà dans la pièce après que la porte s'était refermée. Les séquences s'enchaînaient : apparitions magiques de fantômes en lévitation, pas étouffés sur le plantureux tapis ils glissent jusqu'au fauteuil, quelques raclements, une feuille qui se froisse, à peine de quoi troubler les silences de la solitude. Puis le calme du travail. La silhouette immobile dépasse tout juste du dossier. Le mouvement d'un bras, une main choisissant un stylo. Parfois, l'oeil se lasse, ou se trompe, ou tout simplement sa conscience limitée ne lui permet pas de sentir une présence, pour peu qu'elle ne tienne pas à se manifester. Il s'éteint. Oswald apparaît quelques heures plus tard, sur le départ.
Une lampe s'allume. Le halo semblait vivant. Quelques minutes. Je l'ai fixé comme on regarde un feu. Et l'œil s'est arrêté, décidant sans doute que « ça n'en valait pas la peine ».
Son attention ne s'est pas relâchée une seconde lorsqu'il s'est agi de suivre la femme de ménage. Consciencieuse, la vieille. Un plumeau en gros plan. On le suit dans ses circonvolutions. L'œil s'en satisfait. Il apprécie le travail visible. Et méprise celui qui se fait sans agitation. L'œil avait du bon sens, nous n'allions pas très bien nous entendre...
Ainsi passa la semaine. Ce que l'œil avait jugé bon d'en conserver : des fragments de mouvements, un plumeau voletant sans enthousiasme, une lumière sans énergie dont la seule vertu avait été de surgir du noir. Les résidus qu'un orpailleur méticuleux caresserait d'un doigt alangui dans le fond de son tamis, piètre résultat d'un travail de titan consenti avec la fièvre et l'excitation du dévoreur de terre et d'espace. Et puis rien. Pas grand-chose. Une sorte de désœuvrement. En tout cas, ne savoir que faire de ces quelques grammes, fussent-ils d'or pur, sortis des tonnes de terre et de graviers que ses bras ont pelletés pendant des jours entiers. C'était bien. Il se souvient d'avoir été vivant et plein d'espoir, d'avoir plus profité de la boue qu'il ne profitera jamais de son or. Alors il le regarde, l'admire, le recueille (il se force presque à ne pas tout jeter), comme quelque chose dont il n'a déjà plus envie.
Les plages s’interrompaient. On s'y perdait. Ça pouvait tout aussi bien être dans le désordre tellement tout se ressemblait. Mis bout à bout il n'y avait qu'une heure de film. Vendredi 17:12:36, j'entrai dans le champ. Pause. Mon visage est horrible. Les joues tombent, s'agglutinent sur la jointure des lèvres et tirent la bouche vers le bas en un rictus sans grâce et sans joie. La peau est cireuse, noirâtre par endroits, une barbe miteuse la vieillit encore, le tout donne une impression de saleté. Les cheveux se collent sur le front. Les yeux, enflés et fuyants, n'ont pas d'éclat.
Je suis resté longtemps. Il était 17:12:36. J'ai fini par comprendre que j'étais devenu quelque chose qui n'avait lieu que sur ce film. Je ne ressemblais pas à ça. Plus maintenant. Je suis aller me doucher et me raser. Puis je suis revenu et, sans hésitation, j'ai supprimé toute la séquence. La pièce embaumait le gel douche à l'aloe vera.
Ces images ne comptaient pas. D'autres tournaient dans ma tête, que nulle caméra n'avait enregistrées mais dont la vie s'annonçait bien plus longue et les conséquences autrement plus néfastes. Si elles avaient pu être figées dans un quelconque celluloïd, cela m'aurait rassuré, j'aurais pu les oublier, les laisser dans un endroit où leur vérité crue n'aurait jamais pu mentir. Je ne savais déjà pas vraiment ce que ma mémoire en faisait, celle de Franck encore moins, et si lui ou moi, un jour, les laissions s'échapper de nos lèvres, je n'osais imaginer à quoi elles ressembleraient dans l'esprit d'un autre... à quoi elles lui serviraient... Un témoignage est reçu pour preuve. J'avais toujours été surpris de ce que la parole d'un individu n'ait plus, finalement, d'importance que dans le monde à part de la justice, alors que partout ailleurs on ne lui donne plus aucun crédit. Et ces images-là, sans doute aucune parole n'en pourrait montrer la froide innocence, tout le contraire, transcrites en mots, elles seront horribles.
Elles tournaient donc derrière mes yeux. Buttant contre mes rétines. Puis renvoyées comme des balles dans le cerveau, elles y rebondissaient et revenaient, et... ainsi de suite. Je ne sais quelles altérations elles subissaient à chaque fois, infimes sans doute, mais moi je les croyais identiques, dans ce va-et-vient j'oubliais les versions précédentes : ma mémoire était en marche, et sa très perfide façon de me mentir, domaine dans lequel, depuis que moi-même j'avais pris l'habitude de mentir à tout le monde, elle était passée maître. Sur l'écran défilaient des images d'une si plate réalité qu'elles ne m'atteignaient pas...
Aussitôt après le choc, Franck passa la tête par la porte, il vit la tête contrefaite du belge, vit l'autre voiture s'enfuir, me vit terminer le geste de fermer la porte du garage, la vit effectivement tomber comme tombe le rideau au théâtre, me vit aller vers le fond du garage, mais point l'instant où je découvris à mon tour la tête écrabouillée : ça, je le regrettais, il n'y avait pas vraiment de témoin de mon innocence, je veux dire, de cet instant où l'innocence apparaît clairement dans vos traits, à travers la surprise, l'hébétude, etc... Il me l'aurait confirmée. Mais non. J'aurai donc toujours un doute et il me faudra bien faire attention de ne pas me comporter en coupable, car ce doute, je le sens transpirer par chaque pore de ma peau.
Il revint, pragmatique et précis, avec un sac poubelle et une paire de gants de vaisselle. Ils étaient roses. Il décolla le crâne du mur, enfila le sac par-dessus et serra le cordon – qui était jaune – autour du cou.
Ses gestes avaient de la méthode, ils étaient froids, sans emphase ni maladresse ; Franck se révélait dans cette tâche étrange qu'il arrivait à cantonner dans le nettoyage des ordures ménagères. Il y faut un singulier talent. J'admirais sa présence d'esprit, avec autant de ferveur que je méprisais habituellement sa maladresse.
Il tira le corps par les épaules, nettoya le sang avant qu'il ne sèche, effaça toutes les traces et cela ne lui prit que quelques minutes. Puis il fourra le tout dans un immense sac poubelle, ficela le paquet et le posa sur la banquette arrière. Il se mit au volant, avant de démarrer, il ordonna :
- Ouvre.
Quelques secondes après nous partions vers la décharge.
Sur la montagne de déchets on ne voyait que notre sac. Déposé à mi-pente, on avait pataugé dans la merde, ça ne nous avait pas rebuté, on avait essayé de l'enfoncer pour le cacher, mais Franck a dit que ça ne servait à rien et que tout serait pelleté en vrac jusqu'à l'incinérateur.
Quand je suis entré dans la cuisine après avoir pris une douche, il était en train de laver ses gants en caoutchouc. Il n'y avait plus de sang, nulle part.
- Voilà, j'ai fini.
- Tu les gardes ?
- Et pourquoi pas ?
- Rien.
Et je suis parti en sachant que nous ne parlerions jamais de cet épisode. Voilà pourquoi j'y repensais en visionnant les images de l'oeil. Franck et moi n'avions pas réagi de la même façon, avec sa froideur, j'avais l'impression que ça avait glissé sur lui comme le sang sur ses fichus gants, sans laisser de trace. Et ça ne m'arrangeait pas. Il m'avait observé. Je sentais encore peser ce regard et cette volonté de prendre les choses en main comme s'il avait profité de l'occasion pour prendre un avantage définitif sur moi. Il y avait toujours eu une rivalité entre nous, mais une rivalité cordiale, qui donnait corps à notre complicité. La donne avait changé. Je savais que je lui serais toujours redevable de nous avoir sortis de la merde. Il n'avait rien fait que je n'aurais fait moi-même, mais moi, j'avais hésité une seconde, une seconde de trop.
Sur l'écran devant moi, il y avait quelque chose à regarder, je mis pas mal de temps à m'en rendre compte. Oswald avait dû mettre une cassette dans le magnétoscope, le film défilait et Oswald, dans son fauteuil, tripotait une télécommande. Le snuff movie tournait avec ses mauvaises images, ses couleurs rougeoyantes et ses scènes de torture.
Oswald mit sur pause et revint en arrière. Il repassa la séquence. Deux, trois, quatre fois. Il s'était penché en avant et quelque chose semblait retenir toute son attention. Il recula puis avança la bande en segments de plus en plus courts. Enfin il parut satisfait et cala l'image. Il s'approcha de l'écran. Je le vis plisser les yeux et se coller le nez contre la vitre. Puis il se mit à pester et à insulter sa télé ! Il avait dû repérer un détail et pensait le voir de près mais, collé comme ça, il ne devait voir qu'un gros pixel qui ne ressemblait à rien d'autre qu'un carré de couleur, et flou par dessus le marché !
Il resta encore un moment à s'approcher et s'éloigner en clignant des yeux, puis il passa la cassette en accéléré sans vraiment la regarder. Il paraissait las. Son visage s'affaissait, puis son menton tomba sur sa poitrine. C'était plus que de la déception ; on l'aurait dit au bout du rouleau, en train de s'effondrer, il s'enfonçait dans son fauteuil, je le voyait s'arrêter de vivre. C'est cela. Ce personnage jaunâtre décidait de mettre son métabolisme en pause et arrivait à le faire... Je jure que je l'ai vu mourir, pour quelques instants seulement.
J'eus un frisson de dégoût partout dans l'échine. Le type pourtant me faisait peur. Il avait une faculté de s'anéantir, et je le soupçonnais de pouvoir anéantir bien autre chose que lui-même. J'aurais dû le sentir sous ma coupe, moi qui l'observais à son insu et qui, en quelque sorte, venais de découvrir son secret. Mais c'était l'inverse. Ce type que j'avais capturé dans mon écran, je voyais sa liberté dans toute sa démesure, et cette liberté lui venait d'une puissance étrange et maléfique.
Je me suis dit que je voyais un vampire, et cette idée, au lieu de me faire sourire, me terrorisait. Car j'étais fasciné, prêt à tomber dans une sorte d'amour dévot devant un être supérieur, un de ces êtres entre vie et mort, entre humain et inhumain, un de ces êtres dont on sent qu'ils accèdent à une dimension de l'horrible qu'on n'osera jamais approcher. Qui vous écrase tellement qu'on ne peut que se soumettre et avoir pour eux une sorte d'admiration amoureuse.
Je me mis à trembler. La cassette s'arrêta. Puis le fauteuil réapparut : vide. J'étais soulagé. Je me remis à respirer normalement. Cet ultime artifice était de trop. Sous l'observation placide de la caméra, les tours d'Oswald me parurent dérisoires. Je me mis à sourire. La sueur coulait encore entre mes reins. Pas assez cependant pour empêcher que je m'endorme.
Quand je suis allé vous voir le lendemain avec mes trophées, j'avais complètement oublié toutes ces conneries. J'avais de quoi coincer Oswald et le reste, je me forçais à ne pas y penser. La porte de votre bureau était close, votre cerbère, Kin, me reçut pour me dire que vous ne pouviez pas me recevoir, et lui non plus. Je n'ai pas aimé l'importance qu'il se donnait en ma présence, il n'aurait jamais osé devant vous, il aurait baissé les yeux et je n'aurais pas vu qu'il me détestait. Moi non plus je ne l'aime pas.
- Et dans combien de temps sera-t-il disponible ?
- Il y a des affaires beaucoup plus importantes que vous.
Puis il m'a planté là. J'ai décidé d'attendre. Je me suis assis sur un des bancs de bois le long du mur et j'ai posé bien sagement mes mains sur mes genoux. J'aurais pu aller au bureau mais je n'avais pas envie de voir Franck. J'entendais le téléphone sonner, je vous entendais répondre, puis je vous devinais, grattant sur des bouts de papiers les informations que vous veniez d'avoir. Une machine à écrire frappait de temps en temps et complétait l'ambiance.
J'ai dû rester une heure ainsi, dans l'état du type qui essaie de se réveiller. Parfois, un bruit plus fort me faisait sursauter, puis je retombais dans cette léthargie confortable de celui qui n'a rien d'autre à faire que d'être là et qui finit par ne même plus se rendre compte qu'il n'est pas à sa place.
Kin passait à intervalles réguliers, il allait de votre bureau à son bureau ; du moins je supposais qu'il en avait un. Je me disais qu'en montant en grade il en avait obtenu un à lui, où plus probablement, maintenant que je connaissais les mœurs khmers, qu'il s'en était aménagé un dans je ne sais quel cagibi, pour se donner de l'importance, ce type devait rêver de ça et moi, de l'écraser comme une punaise.
Il ne vous avait sûrement pas prévenu de mon arrivée. Il le faisait exprès. Tout le temps que j'allais perdre ici serait autant de temps gagné pour lui. Voilà ce qu'il devait se dire dans sa petite tête de brute. Quand il passait, les premières fois, j'ai essayé d'attraper son regard, mais cette attitude de solliciteur lui donnait bien trop de poids, je l'ai traité par le mépris. Je ne perdais plus mon temps : je me reposais, voilà, ce crétin m'offrait les instants de repos que ma conscience ne voulait pas m'accorder. J'avais pris la décision d'attendre toute la journée s'il le fallait, sans boire ni manger, sans rien mettre de moi en action, rester ainsi dans le plus simple appareil, comme un Adam fraîchement créé et décidant de garder encore son innocence quelques instants : une façon de prolonger l'éternité avant de bouger et de mettre en route la marche du monde.
- On a retrouvé ce matin dans la décharge municipale de Phnom Penh le corps d'un citoyen belge consciencieusement emballé dans un sac poubelle. Les employés nous l'ont signalé à 6h18... Je vous traduis leur déposition :
« Comme tous les matins nous remplissions les camions qui doivent partir vers l'usine de retraitement des déchets. Nous retirons les déchets à la base des monticules de la décharge. Au troisième godet un sac s'est détaché des hauteurs et s'est éventré contre les dents du godet. Nous avons alors vu un corps humain s'en échapper. Le contremaître (qui était aussi le conducteur de l'engin) a aussitôt fait arrêter toutes les machines et appelé la police. Le sac, à mi-hauteur, avait dû être déposé peu de temps auparavant, sinon il n'aurait pas roulé jusqu'en bas car les déchets s'agglomèrent très vite et, lorsqu'ils sont déposés ensemble, se tiennent en blocs très compacts. »
En face de vous je triturais la minuscule carte mémoire au fond de ma poche. Elle était pas plus grosse qu'un confetti, et maintenant je pouvais en faire des miettes.
- C'est une affaire très grave. Nous avons tout lieu de penser qu'il s'agit d'un crime, perpétré sur un citoyen européen.
Donc... donc... ce pour quoi j'étais venu, cette chose qui m'obsédait depuis des mois, cette chose qui était devenu l'unique but de mon existence, et à laquelle je pensais vous avoir converti, n'avait plus aucun intérêt à vos yeux. J'en aurais pleuré...
- C'était une ordure...
- Certes... Certes... Il ne m'appartient pas de juger.
De son vivant, vous l'auriez volontiers jeté en prison. Je crois même que vous auriez été jusqu'à le laisser filer en Thaïlande, afin qu'il puisse bénéficier de la peine de mort, toujours en vigueur là-bas...
- Vous vous égarez.
Oui, je m'égarais. Il y avait des propos que vous ne pouviez entendre. Vous qui me sembliez sortir de votre fonction beaucoup trop souvent pour être parfaitement honnête, vous veniez de vous en revêtir et, par le même occasion, de me mettre sous le nez un principe de réalité qui, je le savais bien, m'échappait peu à peu .
- La raison administrative est ainsi faite, avez-vous ajouté, que le blanc mort suscite plus d'intérêt et de miséricorde que de son vivant. Ne prenez pas cela pour de l'hypocrisie, vous feriez fausse route, il s'agit d'un fait culturel et politique que vous, français, avez apporté ici. Jusqu'à peu, nous, les khmers, n'avions du droit qu'une vision parcellaire, plutôt simple, c'était le droit du roi, servant sa volonté et ses intérêts, et nous nous arrangions avec ça. Je crois en effet que nous nous occupions plus des vivants que des morts. Le roi aidait la simplicité des âmes.
Nous l'aurions donc laissé pourrir, considérant qu'en toute justice sa mort était méritée.
Aujourd'hui, un cadavre a sans doute plus d'importance que l'ensemble des vivants de mon district. Sachez que je peux le regretter, tout comme vous, mais le fait est que je ne peux me dérober à mon devoir, et que celui-ci m'est dicté par ma fonction.
Vous faisiez glisser un rapport vers le coin de votre bureau. Premier élément du dossier. L'entretien était clos mais je n'arrivais pas à partir, vous n'arriviez pas à me mettre à la porte non plus. Vous avez fini par dire :
- Je tiens à vous mettre en garde. Il pèse actuellement sur la communauté occidentale de Phnom Penh une sorte de... suspicion. Certains de ses membres les plus éminents me signalent des agissements tout à fait déplacés. Ils se sentent menacés... et cette affaire risque de créer une certaine panique. Je suis expressément chargé d'éviter ça.
La mort de ce... Max Van Eyck est probablement accidentelle... mais on a voulu se débarrasser de son corps... Et sans le hasard, on y serait parvenu.
Les tous premiers éléments laissent à penser que des européens sont impliqués... Il m'appartient cependant de tirer les premières conclusions de l'enquête... Aucune idée sur le sujet ?
- Non.
- Évidemment. Je suppose que vous n'appréciiez pas particulièrement sa compagnie...
- En effet.
- Je ne vous retiens pas plus longtemps. Je dois m'occuper de protéger votre communauté, et je le ferai, même si pour cela je dois séparer le bon grain de l'ivraie.
- Qu'est-ce que tu foutais là ?
Franck m'attendait sur le trottoir d'en face, en fait planqué derrière un panneau ; il m'a rattrapé avant que je reprenne ma voiture. La nouvelle de la mort du belge s'était répandue comme une traînée de poudre et tout le monde soupçonnait tout le monde. Ne me voyant nulle part au bureau, il avait vite tiré ses conclusions. Je devinai à demi-mots qu'il s'imaginait que j'étais venu me confesser et, par la même, me placer sous votre protection.
- J'étais pas là pour ça. Une autre affaire... qu'il a renvoyée aux calendes grecques... Il avait l'air de vouloir s'occuper que du belge.
- Tu lui as dit quelque chose ?
- Pour qui tu me prends ?
On a gardé le silence un bon moment. Je me faufilais dans le trafic, pour une fois, sans m'énerver. Ça glissait tout seul, je me concentrais, je déboitais, je contournais, je prenais une autre file sans soucis : Phnom Penh était fluide comme un fleuve et j'étais un poisson. Le seul animal à se déplacer sans bruit.
Franck devait réfléchir. Je conduisais avec satisfaction.
- Ça va mal tourner, lâcha-t-il.
- Je ne crois pas.
Je me suis garé sans défoncer mes pneus sur le trottoir. J'ai ouvert les fenêtres pour laisser entrer l'air chaud et lourd de la ville, comme pour créer un sas de décompression entre la clim glaciale et l'atmosphère étouffante du dehors.
Les touristes s'accablaient de longues marches désœuvrées, imaginant sous l'architecture coloniale, toute de colonnes et de cubes, les arabesques de temples khmers où des dieux et des déesses au faciès animal se lovaient dans des circonvolutions de lianes et faisaient corps avec la jungle. Sorte de caution artistique donnée à la nature, à cette forêt tropicale grignotant toute réalisation humaine sous ses racines, soulignant la petitesse de l'homme devant la puissance du grand tout.
À Phnom Penh rien de tout ça évidemment, qu'ils en rêvent les touristes ! Qu'ils marchent, marchent à l'affût d'exotisme, moi, ça me rappelle toujours un peu pourquoi je vis ici : j'ai longtemps cherché la même chose qu'eux ; puis Phnom Penh a été mon « chez moi » et j'ai arrêté de regarder.
Franck lui aussi souriait, la naïveté des autres fait toujours du bien. Les roulottes à soupe jalonnaient la promenade, des « mères courages » poussaient leurs cantines et apostrophaient le client ravies de faire en tout point « couleur locale ». À moins que j'exagère un peu...
- On se fait 500 riels de bonheur ?, a suggéré Franck.
Ce qui fait à peu près 1 dollar. Pour lequel on a droit à un bol de soupe typiquement cambodgienne (des légumes pêle-mêle bouillis et assaisonnés de mystère très piquant), des lamelles de bœuf grillé trempés dans leur sauce et une bouteille d'Angkor Bier, bière locale comme il se doit.
- C'est quand même pas de chance...
- Non. Je croyais qu'il n'y avait que les gamins à fouiller là-dedans. Ils ont un incinérateur maintenant ?
- Faut croire. Pas de chance en tout cas. Je crois que tu trafiques pas mal avec To...
- Et alors ? Il faut bien que quelqu'un s'en occupe... Il va bien finir par savoir qu'on était avec Max hier soir. J'ai eu l'impression qu'il le savait déjà d'ailleurs...
- Tu as l'air bien tranquille. Au consulat de Belgique je ne pense pas qu'ils soient aussi coulants...
- N'aie pas peur.
Non, il n'avait pas peur. Il essayait juste de se caler les genoux sous la table en plastique, agacé parce qu'elle était trop basse, agacé comme à chaque fois qu'il fallait s'installer « à la viet ». Rien de plus.
- Ils l'ont emmené à Calmette. À la morgue. Ils vont faire une autopsie. Aucun risque qu'ils découvrent quoique ce soit : ils sont nuls. To va étouffer l'affaire, ça va nous coûter 500 dollars... Il a vraiment besoin de toi ?
- Je subventionne le commissariat...
- Et bien d'autres choses. Ne crois pas que je suis aveugle. Tiens... tu as reçu ça...
Il me tendit une enveloppe à l'en-tête du « Sourire d'un enfant ».
- Voilà ce que je pense : tu t'es rapproché de ce Oswald Wodewood pour le coincer. Je ne juge pas, même si je pense que c'est complètement idiot. Pour un Wodewood en moins il y en a dix autres qui surgissent chaque jour. Mais c'est ton problème.
On est là, tranquilles, on fait comme si on se comportait bien, comme si je te prenais pour un justicier à la manque. Mais je ne suis pas idiot. Il y a du fric, beaucoup de fric, qui passe entre tes mains mais pas dans les miennes. J'en déduis donc que tu détournes du pognon de la boîte et que tu est en train de m'arnaquer. Je fais des recherches. J'insulte le comptable. Rien. Pas l'ombre d'une malversation.
Dommage. Je ne t'en aurais pas voulu : on est là pour s'en mettre plein les poches et, tôt ou tard, on essaye de se baiser les uns les autres. Visiblement ce n'est pas ta cam... alors d'où vient tout ce fric ?
Ne me réponds pas, ça t'évitera de mentir.
Deux et deux font quatre. Toi et Wodewood... ce qui fait un. Le belge et pas mal d'autres pervers qui veulent soudain investir. Ce qui fait deux. Ce type qui nous piste hier. Et de trois. Pour ta gouverne, je crois avoir reconnu Berliez. Quatre : il y a des rumeurs, des choses circulent, crades, très crades. Tu sais de quoi il s'agit ?
- Non.
- Tu mens très mal...
Je ne crois pas qu'on puisse se révolter. Vous ne pensez pas ? Je finis par ne pas trop savoir si vous m'entendez. Vous dormez. Ou vous ne dormez pas. Vous êtes dans une autre forme du sommeil qui est le coma. Ou non. Peut-être que vous faites semblant. C'est ce que je serais tenté de croire. Vous faites semblant d'être dans le coma, et puis quand je m'en vais, vous vous relevez prendre des notes, pour ne pas oublier tout ce que je vous raconte.
Je serais à votre place, c'est ce que je ferais. Il n'y a pas moyen de se révolter contre quoique ce soit, donc il est préférable de dormir ou de rester dans le coma, ou même de faire semblant, pour s'entraîner en quelque sorte. Il faut essayer de rester inconscient le plus longtemps possible. Chacun ses méthodes. Je ne vais pas vous reprocher la vôtre.
Avec Franck on faisait comme si. Comme si rien ne nous atteignait. On se prenait bien au jeu, on était pas loin de n'être atteint par rien du tout. En tout cas ce qu'on voyait dans les rues, ce qu'on savait des putes et des autres saloperies, on s'en foutait vraiment. Je luttais un peu, avec vous, mais c'était en passant, comme un truc qu'il fallait faire, puisque personne d'autre ne le ferait à ma place.
Mais ça restait une blague, une vaste fumisterie, un truc pour se donner bonne conscience sans avoir l'air d'y toucher. Nous les petits européens on aime bien faire des BA. Avec votre protection, c'est vous qui faisiez le gros du boulot, je donnais un coup de main, et justement je ne la salissais pas, cette main. Ce que vous ne pouvez pas comprendre, c'est que nous ne luttons que pour préserver notre confort, on n'en a un peu rien à foutre de ce qui se passe. Voilà. Et le confort moral en fait partie, il n'est pas le plus important, nous nous accommodons de beaucoup de choses, seulement quand on nous met la merde sous le nez ça nous dérange tout de même un peu. Nous n'aimons pas être dérangés. Voilà pourquoi j'ai travaillé avec vous.
Nous aimons bien nous sentir des héros. Même tout petits. Se dire que n'importe qui ne ferait pas ça. On sait que c'est pas grand-chose. Bof. C'est quand même un exploit. Mais qui fait partie de la longue chaîne des petites choses que nous faisons pour nous donner bonne conscience. On a le coeur « dames patronnesses », on s'occupe de nos pauvres et, le soir, on rentre chez nous, on se verse un whisky, et on regarde le ciel qui nous paraît un peu plus clair, on compte les étoiles avec une petite laine sur les épaules pour ne pas prendre froid.
Ah ! Ça ! Cette histoire de confort est une plaie. Je suis bien de votre avis. Ceux qui vont aux putes, enfilent des petits garçons etc... ce sont des salauds, oui. Ils cherchent leur propre confort vous dirais-je. Ils le cherchent même assez passionnément. J'irais jusqu'à dire qu'ils l'arrachent dans le trou du cul même de l'esclavage. Ils le trouvent au fin fond du fond de cette extrême logique qui veut que les peuples pauvres ne sont plus tout à fait des hommes, mais des marchandises comme des autres. D'ailleurs ne se vendent-ils pas ? Ils restent des hommes à vos yeux, puisque ce sont vos parents, vos amis, et que vous êtes comme eux. C'est très simple : ils sont la seule façon d'être humain que vous connaissez. Mais pour nous ?
Nous pourrions les comprendre. Certes. Il nous faudrait pour cela partager une vie avec eux. Avoir les mêmes buts. Sortir de la misère avec eux. S'élever avec eux. Retomber dans la merde avec eux. C'est à ce prix que nous pourrions les rencontrer. En fait, la seule chose que cette humanité pourrait nous apprendre, c'est l'inconfort... celui de ne pas savoir quoi manger demain, celui d'avoir les mains sales, celui de batailler, d'écraser la figure de notre égal, de notre frère qu'on aime : mais s'il survit, je ne survivrai pas. Malheureusement pour vous, je vous l'ai dit, nous chérissons le confort par dessus tout, et je crois bien que jamais rien ne nous le fera abandonner.
Les salauds dont nous parlions le sont à peine plus que moi. Leur confort c'est leur plaisir ; ils le prennent avec vos filles dont vous faites des putes, avec vos enfants que vous vendez, avec vos richesses que vous bradez... Et rien de plus facile, je les vois quand ils arrivent, cette facilité les affole, ils ne savent plus où donner de la tête, ils ne croyaient pas que c'étaient possible, qu'il y eût un pays où ils n'avaient qu'à choisir puis se servir... Je les vois désorientés, butinant comme des abeilles au printemps faisant bombance à en vomir, bouffant du sexe comme les conquistadores bouffaient l'or de l'Eldorado, gênés au début, puis tellement repus qu'ils n'ont d'autre choix que de se consacrer à l'infini renouvellement de leur plaisir. Et moi je les traque. J'en éprouve du plaisir, ne serait-ce que celui de la bonne conscience et du repos de l'âme. Je rentre chez moi le soir et je mets mon âme dans mes chaussettes. Bien au chaud. Et mon confort profite du leur. J'ai, pour la première fois, l'impression d'accomplir une bonne action. Je trahis les occidentaux d'ici et je trahis l'occident tout entier, c'est délicieux ! Et plus je les trahis, plus je leur ressemble.
Ne croyez pas mon cher commandant que j'accuse le confort. Je l'aime par dessus tout. Je l'ai découvert enfant, lorsque je vis mon père et ma mère, ces êtres aimants, vieillissant déjà, mais encore assis dans la tranquille assurance que donne la force de l'âge : lui dans le canapé, tenant sa revue préférée ; elle, penchée sur son épaule, lisant de concert ; et, gentiment, quand elle avait fini, elle tournait la page pour qu'ils reprennent ensemble la lecture. C'était le confort dans toute sa quiétude. N'ai-je jamais rien désiré d'autre ? Je ne pense pas. Quand on a saisi à ce point la ferveur anodine du confort on ne peut s'en détacher. C'est un vertige bien plus profond que n'importe quel désir d'aventure, car c'est à portée de main, c'est par dessus tout, ce que nous sommes.
Croyez-vous que cela puisse me convenir ? Croyez-vous que j'aie pu me contenter des quelques pis-allers d'arrestations à la sauvette, de blâmes pour mauvaise conduite, de réprimandes de collégiens protégés par maman Europa ? Il n'y a pas de condamnation qui vaille envers ceux qui font les lois. Rien ne les touche, ils s'en tirent toujours.
Je n'étais pour rien dans la mort de Max. J'aurais voulu avoir ourdi son exécution, je me serais voulu beaucoup plus machiavélique, avoir prévu l'arrivée de la voiture et ses conséquences, et avoir retardé volontairement de quelques secondes la fermeture de cette porte de garage. J'aurais aimé avoir cette force de caractère. Et il me semble aujourd'hui qu'en nous débarrassant de son corps d'une manière aussi ridicule, j'obéissais à une inconsciente impulsion : maquiller un accident en crime.
Je ne pouvais me contenter de notre petite croisade, j'ai passé l'âge de jouer à la Guerre des boutons... Quand l'idée du confort vous taraude on commence à juger chacun de ses actes à cette aulne. Et il n'est plus tellement facile d'avoir un quelconque respect de soi. Oui, votre vie subit une irrémédiable dévaluation. Le petit confort devient l'explication pour tout. Telle décision, qui vous sembla courageuse, n'a eu d'autre motivation que de vous assurer un surcroit de confort. Et ainsi de suite... vous remontez jusqu'à votre façon de téter le sein de votre mère, vous en revivez la satisfaction et plus rien ne vous étonne : vous en êtes fait tout entier, depuis les premières gouttes de lait, depuis les origines et jamais, jamais vous ne serez même capable d'avoir d'autre désir. On ne lutte pas contre sa nature.
Comprenez-vous à quel point je ne pouvais pas en sortir ? J'étais pris au piège. Et ce piège, plus je voulais en sortir plus je me prenais dedans. Je voulais aller plus loin, être plus malin qu'eux, les coincer, les éliminer. Je m'imaginais leur donnant rendez-vous, pointant une arme sur eux, les pousser aux aveux, puis les exécuter. Ça devenait une obsession. Être justicier. Vous devez penser que tout ceci était puéril ; moi aussi je me disais que je raisonnais comme un gamin, tout ceci était à la fois grandiose et ridicule et je m'en moquais avec amertume : j'étais tout juste bon à inventer des choses irréalisables et à rester, encore une fois, confortablement plongé dans mes rêveries.
Seulement elles étaient incroyablement précises, les scènes m'apparaissaient n'importe quand, parfois, au détour d'une rue, ma main se crispait, personne n'aurait deviné que c'était sur un revolver... je vivais et revivais la scène et j'étais terrorisé. Ça n'avait rien d'une hallucination, je dirais plutôt une mise en condition, par auto-suggestion... Je me sentais coupable ! Je n'avais rien fait, mais je me sentais traqué. Je devenais un assassin en puissance. Je commençais surtout à sentir que, pour sortir de cette manie du confort, je devais être coupable, un salaud sans rémission, devant la loi et devant moi-même. Et cela me terrorisait.
La peur seule peut vous ravager suffisamment. Quand elle vous prend le ventre elle vous vide plus sûrement que la chiasse. Vous n'avez plus d'organes ; ni cerveau, ni estomac, ni bras, ni jambes... Votre corps est un immense tremblement où la trouille circule sans entrave ; c'est comme si vous étiez soumis à un champ de radiations : votre corps implose et pourtant vous êtes encore vivant, tout indique que vous allez crever, et pourtant vous êtes encore vivant.
Alors moi, j'ai voulu vivre dans la peur. Il fallait bien un projet aussi stupide pour oublier ce que nous avons tété au sein de nos mères...
La combine marchait bien. Ugo en était la cheville ouvrière. Il allait à l'école. Le soir on se retrouvait pour diner, sa mère nous laissait seuls aussi souvent que possible.
Nous n'avions rien à nous dire. Que sa mère soit là ou non, n'y changeait rien. Il mangeait avec application, il a toujours fait comme ça, il triait son assiette, séparait les aliments, faisait attention à ne pas les mélanger. Il était méticuleux en tout. À l'école, il réussissait. Son travail était ordonné, à son bureau je l'avais maintes fois observé, passant d'un devoir à un autre jusqu'à ce qu'il ait fini, puis remettait un peu d'ordre et partait s'amuser. Il était brillant sans ostentation. Je le savais intelligent sans jamais avoir pu sonder cette intelligence. J'aurais voulu le questionner et écouter ses réponses, mais je ne savais quel sujet aborder, un sujet sur lequel je puisse comprendre ses réponses ou même, sur lequel je puisse le contredire.
À 16 ans il était trop grand. De longues jambes étendues sous la table, un long menton imberbe – je ne savais même pas depuis quand il se rasait – un air à la fois décidé et indifférent, de ces gens qui survolent leur monde, jugeant sans médire, méprisant sans arrogance. En quoi avait-il jamais eu besoin de moi ? Le gîte et le couvert.
Je ne pouvais pas être fier de sa réussite : je n'y étais pour rien.
On s'est associés pour cette raison. Du moins à ce qu'il me semble. J'envisageais de le prendre en stage dans la boîte, puis de l'y intégrer petit à petit, de lui mettre le pied à l'étrier avec l'idée, bien sûr, qu'il me soit redevable de son avenir. La tâche n'était pas si simple. N'importe quel gamin aujourd'hui se trouverait bien aise d'être ainsi coopté, mais pas lui. Je savais qu'il avait une piètre estime de mon boulot, ou peut-être était-ce parce que, moi, je l'exerçais.
Ses regards ne trompaient pas ; lorsqu'il m'arrivait d'en parler, j'y voyais passer une expression comme devait avoir le renard de la fable, au moment où il trouvait les raisins « pas assez mûrs ».
Je tournais l'affaire. Il fallait juste être plus malin que lui. L'occasion s'est présentée quand j'ai invité un de mes amis diplomate à l'ambassade de France. Grégoire de Trinville était un gars plein d'humour et, au demeurant, la seule personne de l'ambassade qui ne veuille pas ma peau.
C'était en outre un type brillant, diplômé Science Po, agrégé et énarque, et pourtant il avait eu du mal à faire carrière. Grand et un peu gauche. On s'étaient saoulés un soir. Il vomissait admirablement bien. Je ne sais trop comment j'avais réussi à le ramener et à le coucher sur le canapé ; le lendemain on en rigolait encore. Bref, le courant passait.
Il m'avait raconté que pour se faire admettre dans le corps diplomatique il s'était inventé la particule. Il s'étais mis à signer avec et personne ne lui avait posé de question. Au moment de renouveler sa carte d'identité, le geste lui était déjà si naturel que l'employé avait recopié, et donc validé sa nouvelle identité. « Personne ne vérifie jamais rien, tu peux y aller ! C'est le monde des apparences... je ne m'appelle même pas Grégoire... en vrai, j'ai un prénom de plouc... je suis un plouc, mais bien habillé... ça leur suffit... » Il parlait avec des aigreurs de bile dans la gorge, il crachait, il se tirait la morve du nez, on aurait dit qu'il changeait de personnage, il jurait : « Mais s'ils l’apprennent, les salauds, ils vont pas me louper ! »
- Et c'est quoi ton vrai nom ?
- Arrête ! Je vais dégobiller...
Depuis on se voyait régulièrement. Il essayait de me réhabiliter auprès de l'ambassade et avait même réussi à mettre au point une série de documentaires sur la préservation des temples khmers, j'avais réussi à l'inviter diner pour en discuter.
- Tu les connais... Il faudra leur lécher les bottes, et dans le bon sens en plus ! De belles images, surtout de très belles images, et un bon discours à la gloire des archéologues français ! Plus tu en feras, mieux c'est !
- Ça risque de friser l’indécence !
- Ne frise pas ! Peigne et brosse tant que tu peux ! Pour l'indécence ils s'en arrangeront très bien ! Ils sont largement assez prétentieux pour s'en accommoder !
Nos trois paires de genoux s'entrechoquaient sous la table. Ugo reculait les siens autant qu'il pouvait, et comme il n'osait pas reculer sa chaise on aurait dit qu'il allait finir par s'assoir sur le dossier.
J'avais besoin de ce contrat. Même si ma boîte de prod marchait très bien, je ne pouvais me passer de l'appui de l'ambassade. J'étais tout à fait détendu et la conversation agréable. L'ironie avec laquelle Grégoire décrivait les arcanes de l'ambassade était drôle, l'alcool aidant, il était de plus en plus mordant et, son discours, loin de devenir incohérent gagnait en précision, comme s'il abandonnait la langue de bois inhérente à ses fonctions. C'était ce que j'avais espéré. Nous avions déjà débattu des différents trafics des diplomates, notamment en matière de contrebande d'oeuvres d'art qui, passant par la valise diplomatique, permettait à ces messieurs un enrichissement conséquent, à peine voilé, et tellement courant – presque une tradition – qu'ils considéraient cela comme une façon « alternative » de préserver le patrimoine.
Ugo n'entrait pas dans la conversation. Nous l'avions presque oublié. Il se passait ce que j'espérais. Cette fois s'il ne disait rien, ce n'était pas par mépris, mais parce qu'il était impressionné. Je poussais Grégoire à évoquer des personnages importants, à entrer dans les détails de la politique française dans les colonies, pas celle qu'on peut lire dans les livres, mais celle qui a réellement été menée, la façon dont les gens l'avaient vécue de l'intérieur, avec leurs remords ou leurs saloperies, leur bonne foi et leur cupidité. Je voulais lui montrer qu'à un certain stade du pouvoir, la théorie ne tient plus, et que parfois, le pragmatisme n'est pas de la simple hypocrisie, ni un calcul de combinards cyniques.
Je faisais enfin l'éducation de mon fils.
Grégoire était sur le départ. Ugo s'était absenté.
- Ne le dérange pas, tu lui diras au revoir de ma part.
Il s'engouffra un peu vite par la porte, ou alors il titubait un peu, ce garçon ne tenait pas l'alcool, nous n'avions pas bu grand-chose, tout juste de quoi s'émécher et se rendre sympathique. Je me suis mis à desservir machinalement, j'aurais pu laisser faire la bonne, mais il y avait un je-ne-sais-quoi d'européen dans la soirée qui me ramenait à de vieux réflexes. Je mettais tout dans le lave-vaisselle. Je l'avais joué « service à l'ancienne », avec plusieurs verres, pour les alcools et pour l'eau, différents couverts, j'avais sorti « le service ». J'avais servi moi-même, avec maladresse et bonne humeur. En rangeant tout ça, dans le tintement du cristal sur la faïence, j'estimais que la soirée avait eu un petit côté popote propre à mettre tout le monde à l'aise.
J'entendis Ugo entrer dans la cuisine. Il venait me dire bonsoir. Il ne disait rien. Il était blanc comme un linge. Il tremblait.
- Tu sais qui c'est, ce type ?
- C'est un pote.
- C'est la pire ordure de Phnom Penh.
Depuis deux mois je ne quittais pas Grégoire. Je le suivais partout. Pendant ce temps-là Ugo travaillait.
L'approche de l'ambassade n'était pas facile, Grégoire, avant de me présenter, préférait me faire rencontrer les gens « au débotté » et dans un contexte moins officiel. Il m'invitait donc souvent prendre un verre ; nous avions écumé les Bier Garden, croisé par hasard quelques copains, passé de longues soirées dans les karaoké et, peu à peu, mon visage devenait familier à tout le monde.
Le portier de l'ambassade était un français sec et fatigué, il nous attendait en haut des trois petites marches du perron et, quand il vit Grégoire, lui adressa un large sourire.
- C'est comme mon père, me glissa Grégoire dans le hall. Celui qui te fait entrer quelque part mérite une reconnaissance éternelle, surtout s'il ne fait que tenir la porte.
Il rajusta sa cravate en me toisant de la tête aux pieds, puis, jugeant que j'avais la mine assez modeste, il me poussa vers la salle.
- C'est bien... pour l'instant garde ton côté provincial... le smoking de location est encore de rigueur pour quelque temps...
La réception était telle que je me l'étais imaginée : costumes et robes, sourires indifférents et polis, ambiance ouatée frémissante des conversations qui se menaient grand train, au sein de quelques groupes épars dont on pouvait voir, parfois, un élément se détacher et glisser, comme d'un pas de danse, vers un autre groupe où il reprenait les mêmes accortes politesses. Une lumière fade tombait des lustres et l'épaisse chaleur tenait bien plus du climat que de la promiscuité. Il n'y avait presque personne. Des chaises, disséminées autour de la grand table et partout dans le salon, contre les murs, autour de guéridons, parfois en plein milieu de rien, sans autre justification que de sembler attendre, comme dans ces spectacles déambulatoires où des acteurs trop nombreux errent entre de trop rares spectateurs déjà gênés d'être là. Grâce à elles, cependant, survivait cette impression de foule, mais je n'osais imaginer dans quel désarroi nous nous trouverions lorsqu'il faudrait prendre place et que, soudain, les silhouettes debout disparaîtraient et iraient prendre la forme d'un meuble ; à coup sûr, devant l'espace soudain laissé vide, nous aurions le sentiment d'avoir été momifiés dans l'instant par on ne sait quelle opération maléfique.
L'affreux sourire de Berliez m'accueillit par dessus un plateau de toasts. J'allais en prendre un, lui aussi, on se connaissait, c'était même un de ceux avec qui j'avais dû sympathiser ; ma tête lui revenait, il se montrait enchanté et vira le loufiat d'un revers de main, les cinq doigts en éventails, agités et crispés.
- Comment ça va « l'attaquant » ?, il avait toujours un rictus : les lèvres glissaient au coin, vers la joue, comme s'il mâchait une noix. Cela donnait quelque chose de sénile dans un visage qui s'affaissait, contredit par des yeux étroits et d'une vivacité affolante.
Grégoire s'était éclipsé et m'avait laissé seul pour la première fois avec Berliez. « L'attaquant... » J'étais un peu désarçonné. Ça remontait déjà à un mois...
- Tu es un attaquant... Tu peux pas t'en empêcher...
Je venais de perdre trois parties de pool. À chaque fois de la même façon. Je rentrais presque toutes les billes d'un coup, puis je n'arrivais pas à finir, pendant ce temps mon adversaire vidait le tapis après avoir tranquillement placé les siennes près des poches. « Tu ne joues pas pour gagner. Tu joues, tu joues et après ? Ça sert à quoi ? Tous le monde sait rentrer les billes, il faut le faire au bon moment, apprendre la tactique. » Voilà ce que Berliez me serinait entre chaque partie ; puis je m'entêtais.
Grégoire m'avait emmené dans ce club où les anciens barbouzes se retrouvaient. « Si tu joues au billard, ça sera plus simple. », m'avait-il prévenu. C'était le passeport. J'y étais de première force, ce qui tombait bien. Ils étaient cinq sur des banquettes, dans le sous-sol une salle très basse abritait deux tables, les lampes faisaient briller les tapis comme des émeraudes dans leur écrin.
Les cinq semblaient nous attendre. C'était des visages émaciés et souriants, ils ne faisaient même pas mine d'être surpris, ils m'avaient simplement examiné et approuvé. Berliez – que j'avais failli battre – m'avait pris en sympathie ; il aimait donner des conseils, il n'était pas pareil que les autres, il était gras, il était le seul à avoir l'air heureux. Même Grégoire semblait se renfermer.
Je passais de main en main ; c'est-à-dire que je les affrontais séparément, tandis que les autres s'imbibaient sur les banquettes. Berliez m'observait.
- Tu vois ces mecs ? Ils ont plus rien, sont foutus, rétamés.
- Et vous ?
- Moi c'est pareil. On a atterri là. Et c'est pire que tout. Moi, j'étais dans les paras... Tu vois, t'es jeune, t'aimes les armes, tu te fais para sans savoir... on dit : la guerre. Mais nous la guerre on y pensait même pas, tuer des mecs, on croyait qu'on n'aurait jamais à le faire. Ou par hasard.
Il m'avait coincé autour du billard et il me faisait ses messes basses. Il les observait, on était un peu à l'écart.
- Pas un qui va pas chez le toubib au moins deux fois par semaine. La nuit, ils font des cauchemars, moi aussi je hurle toutes les nuits. Regarde...
L'un deux s'engouffrait dans une petite salle attenante.
- On a reçu un P90. Ils s'amusent à celui qui le remonte le plus vite.
Et la soirée passa comme ça. On aurait dit qu'ils entraient dans un peep show tellement ils étaient contents, tellement ils avaient honte. « C'est qu'un jouet ce truc, disaient-ils en cœur. C'est une blague belge ! Ah ! Ah ! (Fabrication belge, me glissa Berliez, Fabrique National Herstal : FN P90). Une arme pour flics en milieu fermé, ce qu'ils méprisaient joyeusement.
Sous les sous-bocks, des revues, toutes dédiées aux armes de guerre, j'attrapai quelques lettres : AA 52, MG 42... Etc...
Ils parlaient très peu et ils buvaient beaucoup. C'était comme si je n'existais plus, toute leur attention était tendue vers le bureau, vers l'arme. Berliez se leva avec un bruit de succion, son dos gras était floqué d'une énorme auréole de transpiration, aux contours blancs de sel. Quand il revint il semblait dans un état second, son rictus déformait sa bouche, dans le coin gauche la noix se grossissait et il semblait résister de toutes ses forces à l'envie de la cracher.
«- La chaleur d'ici est encore plus pourrie que celle d'Afrique. Ça maintient les souvenirs vivaces, je ne sais pas si c'est une bonne chose.
- Ça rend juste les choses plus dégueulasse,s lui dit très philosophiquement le plus maigre, le plus grand, le plus malade aussi.
- Alors, tire-toi !
- Pfff... » C'était tout. Celui-là avait les yeux perdus quelques part et on voyait y monter la fatalité de celui qui, où qu'il tourne la tête, se contemple dans un miroir dont le tain s'écaille peu à peu, ne laissant de son visage qu'un reflet piqué et lépreux.
« Moi, j'avais 20 ans, on nous a balancé sur un village, on devait nettoyer, alors on a nettoyé. Berliez me regardait, les yeux picotés de haine. - Des missions comme ça j'en ai eu deux ou trois, personne pouvait plus.
- Une mission c'est une mission.
- Fous-lui la paix. Tu t'éclates bien maintenant, t'es le seul à t'éclater à Phnom Penh. »
Et Berliez avait laissé tomber, il s'était mis à se marrer et m'avait tapé sur l'épaule :
- J't'ai fait peur, hein, « l'attaquant » ! Prends pas ces trucs au sérieux ! On est tous tarés ! La France ! La France ! Elle nous verse nos pensions pour tarés, elle nous paie des psy, c'est bien qu'on est tarés non ? Allez viens, je te ramène chez toi.
Grégoire avait disparu et, le plus étrange, c'est que Berliez ne me demanda pas où me conduire, il savait déjà où j'habitais.
Cette fois encore Grégoire m'avait fourré dans les pattes de Berliez, il était à peu près évident qu'il l'avait fait exprès, je ne sais comment, mais il avait prémédité cette rencontre autour d'un plateau de toasts au poisson, tout comme il avait prémédité celle autour d'un billard. Pour tout ce qui touchait l'ambassade, Berliez devait être le véritable intermédiaire, c'est lui qui faisait passer les tests, j'avais subi le premier, arrivait le second.
Il était d'une rare élégance : un costume anthracite, Hugo Boss, mettait sa formidable carrure en valeur et un subtil camaïeu gris souris, chemise et cravate ton sur ton, donnait profondeur et puissance à son torse. Il remarqua ma surprise :
- Autre lieu autres mœurs... Je suis un militaire, j'adopte toujours la meilleure tenue camouflage, blagua-t-il. Puis, de but en blanc :
- Êtes-vous prêt ? Ce soir, je vous présenterai à monsieur l'ambassadeur Poimbœuf, il faudra bien vous tenir ! Mais rassurez-vous, vous êtes parfait, vous n'avez pas du tout l'air de ce que vous êtes !
Il m'avait glissé ça mi badin mi taquin, mais la plaisanterie avait fait mouche ; il devait y avoir en moi quelque chose que je ne connaissais pas et, tout comme Berliez, j'en soupçonnais l'existence depuis peu.
Je restai seul quelques instants et Grégoire réapparut. Il sentait l'alcool, il avait l'œil vitreux. « Mais vous êtes déjà saoul, ai-je laissé échappé comme une rombière offusquée...
- Ne me vouvoie pas, camarade ! On est dans le même bateau et dans le même naufrage ! Tout comme ce bon Mister Arthur Gordon Pym nous allons bientôt tirer au sort lequel d'entre nous nous allons dévorer... Tu veux du champagne ? Prends, prends une coupe... n'est-ce pas l'objet le plus érotique du monde ? Sa forme a été moulée sur le sein d'une duchesse dont je sais plus le nom, la Pompadour peut-être, enfin, une de cette engeance... on boit dans le nichon d'une pute, n'est-ce pas formidable ?
Tttttt... ne plonge pas ton gros blaze dedans ! Reste courtois. Relève le menton et approche le calice de ta bouche... là... plisse les yeux... Maintenant laisse glisser ton regard sur la surface dorée de l'ambroisie... N'est-ce pas que dans l'infiniment petit de tes paupières mi-closes cette étendue est immense ? Le parfum de l'alcool a une fraicheur iodée ; et cette pétillance ne te saute-t-elle pas au visage aussi vive que les embruns de l'océan ? Dans ce minuscule mamelon se joue la mer infinie, rotondité de la planète où vogue notre radeau égaré, et au loin, ne vois-tu pas ?... la courbe du cristal où luit, comme à l'horizon, l'étincelle rosée d'un lustre au levant... L'aube aux doigts de rose, mon ami, voilà ce que disait le poète. Fisse le ciel qu'il eut, tout comme toi, contemplé cette délicate métaphore sur le rebord d'une coupe de champagne...
- Chuuuut... Tu es bourré...
- Qui sait ? Je joue tout aussi bien l'ivresse lorsque je n'ai rien bu, que la sobriété lorsque je suis saoul. Tu aimes me voir ivre, camarade, je t'en donne tant que tu veux ; je suis serviable.... servile aussi... choisis ; l'un ou l'autre de ces costumes me sied à ravir : j'habille le vêtement...
Et tout cela dans la continuité des chuchotements ambiants, sa voix n'avait pas portée plus loin que mes oreilles, elle restait dans la stricte limite d'un petit cercle dont le diamètre n'était pas plus long que la distance entre lui et moi, et nous étions on ne peut plus proches. Son visage restait calme et affable et je me suis dit qu'avec cet art du murmure, les plus obscurs secrets avaient pu se débiter depuis bien des siècles aux vues et aux sus de tout le monde.
C'était l'heure de Poimbœuf. Berliez m'avait saisi par le coude et serrait. Nous fîmes le tour du salon, en bons camarades. Les garçons de café, tous cambodgiens, tournaient en électrons libres, s'évertuant à ne pas être vus, faisant disparaître verres et coupes vides... Je ne voyais plus que ça. J'avais envie de suivre une petite bonne, l'emmener dans la rue, à l'hôtel peut-être, et lui dire que nous étions depuis un bon moment déjà, au XXIème siècle. Il était le seul assis :
- L'ambassadeur est seul, me dit l'ambassadeur. Il ne peut pas se lever, il a peu de pouvoir, et tel que vous le voyez il souffre d'une crise de foie qui l'amène à croire que, bientôt, il ne pourra ni boire ni baiser ; ce qui, dans ces pays tropicaux, est une façon fort désagréable de disparaître. Voici même que je souffre de la chaleur ! N'est-ce pas le comble ? J'ai toujours aimé la moiteur étouffante de ces climats, cette façon unique de se baigner – j'emploie le mot à dessein – dans l'atmosphère tropicale. Ne trouvez-vous pas que la nature a ainsi trouvé un moyen délicieux de se rappeler à notre bon souvenir ? On appelle ça une « moiteur utérine » : qu'on parle de sexe ou de ventre maternel, cette sensation m'a toujours été d'un grand réconfort. Et voilà que je ne le supporte plus ! Imaginez Du Bellay haïr sa « douceur angevine », il ne lui resterait qu'à mourir...
Il riait de ma confusion. Berliez me laissait dans le pétrin. J'avais la ferme impression qu'on me prenait pour un con. Poimbœuf était bouffi, avachi, méconnaissable. Il avait l'air d'un pantin rempli à la va-vite, comme si on avait placé la bourre au mauvais endroit, pas assez dans le ventre et trop dans la poitrine : il avait des espèces de seins difformes et lourds qui l'empêchaient de respirer.
- L'abus de cortisone. On ne sait plus tout à fait quelle forme on prend. Hier j'avais des bras énormes, ce qui était beaucoup plus flatteur. Qui sait de quoi je serai fait demain ? Mais parlons de vous : votre savoir-faire n'est plus a démontrer, et on m'a assuré qu'il ne vous viendrait plus à l'idée de dévoiler ce qui doit être tu. L'affaire est faite !
Sur ce, Berliez tenta enfin de me libérer...
- Laissez-le moi, Berliez. Il paraît qu'il est doué d'une délicieuse naïveté. J'aimerais en profiter un peu, vous m'accorderez bien cette petite nostalgie ?
Berliez me serrait toujours le coude et appuyait même sur des nerfs on ne peut plus sensibles, mais il se laissa éconduire. Poimbœuf lui adressait ce geste d'éventail à cinq doigts qu'on utilisait pour virer les serveurs.
- Excusez-moi pour ce numéro de roitelet déchu. C'est un des rares plaisirs que me permette encore la maladie.
Il se foutait royalement du film, il y fit allusion, m'adressa aux bons soins du conservateur et passa à autre chose :
- Vous vous êtes fait un ami... Non, pas moi, ni Berliez, mais ce cher Grégoire. Je vous ai observés. Je ne sais pas ce qui vous pousse à vous défier de lui, mais vous vous trompez. Ne faites pas l'étonné. Vous êtes toujours sur le point de vous mettre en colère quand vous êtes avec lui, comme s'il vous avait marché sur les pieds. L'a-t-il fait ? Non bien sûr ! Malgré son 44 fillette, c'est un garçon bien trop délicat. Alors que vous a-t-il fait ? Je vous vois plus décontracté quand vous êtes en compagnie de Berliez !
C'est là que vous faites erreur. Tout vous oppose à cet homme. Nous pourrons peut-être un jour nous débarrasser de lui, il sent la charogne mais il est indispensable. Vous n'avez pas besoin de savoir pourquoi...
Croyez-moi, Grégoire essaie de vous protéger et de vous mettre en garde. Je sors un peu de mon rôle en vous disant cela, mais Grégoire est un grand dadais pour lequel j'ai une réelle affection, et, autant j'admire son adresse en chaque négociation, autant lorsqu'il a des sentiments pour quelqu'un se comporte-t-il en vraie godiche ! Il a pris l'habitude de parler de façon sibylline, peut-être parce qu'il voit des complots partout... il subit les influences de la paranoïa ambiante, que voulez-vous...
Mais faites-moi confiance. S'il veut vous prévenir de quelque chose, écoutez-le. Même si elles vous sont incompréhensibles, retenez ses paroles et, au pire, faites-m'en part, je tenterai de les déchiffrer avec vous.
Je m’apprêtais à lui répéter ce que m'avait dit Grégoire tout à l'heure quand il reprit soudain sa posture de décadent mondain :
- Ah ! Mon cher Berliez ! Ne soyez pas impatient ! Je vous le rends, prenez-en soin !
La soirée n'osait pas encore tirer à sa fin. On vaquait. Surtout moi. Je regardais les jardins par la fenêtre, j'avais opté pour une solitude à mi chemin entre le départ et l'invitation à me rejoindre. Devant moi, les pelouses et les bouquets de bougainvilliers ; derrière le brouhaha estompé par l'air du dehors. Des spots posés dans l'herbe incurvaient des ombres, on ne distinguait pas grand-chose, c'était, hors les traits de lumières, un amas de nuances de noir. Une femme passa dans mon dos, jeune, vieille ou laide ? Je n'eus que des effluves de parfum. Je ne me suis pas retourné. J'étais accroché à ma pause romantique et les fragrances du ridicule coulaient de mes aisselles sur mes flancs.
- Cette fois je suis tout à fait saoul, vint me glisser Grégoire. Il s'était assis sur le rebord, une cuisse repliée contre la balustrade et l'autre qui pendait dans le vide. Rassure-toi. Pas de folie. Tout est de ta faute. Tu n'y mets pas du tien. Ça fait une heure que je cherche le moyen de nous éclipser avant que ça tourne mal. Mais toi, tu joues les divas. Bon dieu, qu'est-ce qui te fait bander ici ?
Je repensais à ce que l'ambassadeur venait de me dire ; à ce que Ugo disait. Grégoire se penchait et laissait pendre son verre de whisky serré entre deux doigts. Il ferma un œil. Il regardait comme à travers une lunette.
- La lune est blonde, camarade ! Ttttttt... j'arrête de boire.
Je me suis approché de lui. Il m'a attrapé par le bras et souriait de toutes ses dents.
- C'est pas bien grave. Ça ne tourne pas toujours mal. J'ai seulement un mauvais pressentiment. Jacques t'a parlé de moi ?
- L'ambassadeur Poimbœuf ? Oui. Il semble beaucoup t'apprécier.
- Et comment ! Moi aussi, en quelque sorte. Il tira sur mon bras pour se redresser et, avec la main qui tenait le verre, il pointa Poimbœuf de l'index, ferma un œil : Tschhhh... Tschhhh... Touché !
Personne ne faisait attention à nous. Tout s'est passé dans mon dos. Je me suis retourné pour regarder la salle. Les femmes avaient cette énervante dose de mépris et d'ennui, dont on ne savait lequel engendrait l'autre. J'en avais assez... Grégoire en avait profité pour enjamber le balcon, il était pendu au dessus du vide et se tenait à la balustrade.
- Je peux boire une bouteille de whisky dans cette position ! Et il entama au goulot sa première lampée. Si je réussis, tu laisses tomber ton projet de film à la con. Il s'envoyait une deuxième rasade qui vida la moitié de la bouteille. Berliez avait été plus vif que moi, il me bouscula :
- Remonte tout de suite espèce d'imbécile, sifflait-il entre ses dents.
Un femme cria. Grégoire lâcha prise.
- Mais quel con ! Quel con ! Berliez se précipita dans les escaliers pour descendre au jardin. Toute l'assemblée s'est engouffrée à sa suite, l’ambassadeur s’esclaffait : « Ce Grégoire est vraiment impayable ! » Je me suis penché pour les regarder. Trois mètres plus bas, Grégoire rampait pour récupérer sa bouteille et Berliez l'attrapait par les cheveux. Quand tout le monde débarqua dans le jardin, Grégoire se mit à hurler.
Je traversai la salle de réception qui s'était vidée. J'entendais qu'on s'affairait autour du blessé. Un médecin était sorti des rangs, il examinait sa cheville ; triturait, ne voyait rien, puis Grégoire lâchait un cri... Il n'y avait plus personne. La salle était sombre. La réception finie.
- Et là ?
- Aïe !
- Vous êtes sûr ?
- Pas très... non... désolé... je crois que je peux marcher... Et on remit Grégoire debout. J'arrivai au milieu des murmures, on était désolé pour « ce pauvre garçon », on hésitait sur la suite de la soirée, on se décidait à rentrer chez soi. Il saluait, tout ce qu'il y a de plus aimable, s'attardait, on aurait dit qu'il tentait de se justifier, de s'excuser au moins. Il faisait traîner. À la fois ravi d'éconduire tout le monde et faisant mine d'en être gêné ; je l'observais sans comprendre. Il avait l'air dégrisé. Et puis... je ne savais même pas s'il avait jamais été véritablement saoul, ni ce soir, ni chez moi, nulle part, et se dessinaient les grandes lignes d'un piège, une toile tissée autour de moi et dont les fils restaient invisibles.
Les travées de la poste centrale étaient bondées et j'eus toutes les peines du monde à me frayer un passage. Quand j'ai ouvert le casier 404, je me suis dit : « Ça y est, c'est parti. » J'y ai pris l'enveloppe, papier kraft, large, grasse, épaisse, enroulée de scotch. Il faut bien ça pour contenir 15 000 dollars en bons billets et que pas un ne s'échappe. Je l'ai glissée tout de suite dans ma veste. D'un geste furtif et vif, mais était-ce justement à cause de ça ? j'avais l'impression que tout le monde me regardait.
J'étais complètement baba, je me demandais par quel miracle un type tel que moi avait osé faire ça ; qu'il le fantasme mille fois, au point même que ça devienne l'éternel regret de sa vie, j'avais été largement assez velléitaire dans ma propre existence pour le concevoir parfaitement, mais qu'il le fasse réellement... Certes, je transpirais tout ce que je savais, j'avais des bouffées de chaleur qui n'avaient rien à voir avec l'atmosphère étouffante de la poste centrale, je vous accorde aussi que je tremblais de tous mes membres et qu'il s'en fallait de peu que je m'affale sur le carrelage, pris de convulsions, les jambes coupées par la trouille... tout ce que vous voudrez, mais personne ne pourra jamais retirer LE fait : je l'avais fait.
Ugo avait bien bossé. Il avait conçu tout le projet et, sans bien tout comprendre, je l'avais concrétisé. Il avait trouvé les clients. Puis, ensemble, j'insiste, nom de Dieu, ensemble, on a trié les mecs sur le volet, et c'est moi ! Moi ! qui, en dernier ressort, les ai choisis. Parce que leur tronche me disait quelque chose, parce que je les avais croisés, ou même qu'ils me rappelaient quelqu'un, un des multiples pervers que mon œil extirpait du marigot que je m'obligeais à fréquenter. Nos clients, c'étaient des pervers plus ultra ! la crème de la crème du sadique.
Toutes ces nuits passées avec tous ces types que me présentait Grégoire trouvaient enfin leur justification. Avec les infos d'Ugo, en recoupant quelques noms, quelques pseudos sur le net, en posant de vagues questions, j'avais repéré les monstres. Faut faire gaffe... ça a pas forcément une gueule de monstre, ça a l'air tout ce qu'il y a de plus normal, y avait des gueules d'anges aussi, y avait des bons pères de familles, y avait même des types qui avaient une excellente réputation, des mecs dont j'avais hésité à me faire des alliés... C'est pour ça que je tenais à les identifier, pour mieux les dénoncer après, mais ça, on verrait plus tard.
La combine était simple. Ugo réalisait des snuff movies. On avait trouvé un local, on en avait fait un studio rudimentaire. Ce qui nous permettait de changer le décor, tantôt un tabouret, tantôt des tables et des chaises, des fois rien, des chaînes, des anneaux dans le mur. Il avait une bande de copains, des petits khmers, je ne sais pas où il les avait rencontrés, ni comment il avait appris le cambodgien, mais ce gamin avait une intelligence qui dépassait la normale. On ne voyait jamais les bourreaux, ce qui permettait de tourner : les victimes étaient torturées, parfois abattues par des silhouettes anonymes ; puis les rôles s’inversaient. Tout était faux, depuis les cris jusqu'aux instruments de torture, tout était faux, mais incroyablement réaliste. Et les pervers s'y laissaient prendre.
On faisait très attention à ce que les films n'aient pas l'air d'avoir été faits par la même personne : on changeait les cadrages, on zoomait pour que l'image soit floue par moment, on inventait même des scénarios ; Ugo avait le talent du camouflage et de l'effet spécial. Quand on regardait le résultat, on rigolait comme des bossus, on vivait dans une espèce de Grand Guignol permanent et, nous qui connaissions ô combien tous les « trucs », on se marrait à l'idées de tous ces cons qui prendraient ça au sérieux. Les films étaient magnifiques et, pour un cerveau normalement constitué, proprement insoutenables.
Ugo appâtait les pervers avec des extraits de quelques secondes ; en fait, jamais rien d'autre que l'entrée des victimes dans le champ de la caméra. Il faisait tout cela sur internet. Peu à peu les mecs répondaient, curieux, il répondait avoir trouvé ça dans une poubelle où qu'un type l'avait volé dans un bordel de Phnom Penh. Et l'intérêt s'éveillait. Il me racontait que les types ne parlaient jamais directement du film, ils tournaient autour du pot, et demandaient soudain à le voir en intégralité avec l'air de ne pas en croire un mot. Puis ils finissaient par payer. Cela lui prenait des heures, des semaines, des mois d'approches, de discussions oiseuses, seule la conclusion du marché était très rapide, comme si, une fois qu'ils s'étaient dévoilés, les types coupaient court le plus vite possible pour ne pas laisser de trace. Si bien qu'ils ne négociaient jamais le prix.
L'argent, Ugo n'y pensait pas. Ce qu'on voulait, c'était les compromettre jusqu'au trognon, et être ainsi capable de prouver devant la justice qu'ils participaient activement à des réseaux pédophiles et assassins. Il fallait donc que je sois en mesure de les identifier. J'étais le nœud. Le seul à pouvoir mettre des visages sur un enchevêtrement de pseudos, de fausses identités, de mensonges, de mots qu'on n'avait jamais prononcés, d’ambiguïtés... J'étais le seul et unique témoin : la seule preuve.
- Sans toi on ne pourra rien faire, disait Ugo. Si tu ne peux pas mettre un nom et un visage sur chacun, tout cela n'aura l'air que d'un immense canular. Pareil, si on ne retrouve pas les cassettes chez eux. Il faut absolument que les cassettes soient jugées authentiques, ça, je m'y emploie. On ne doit jamais découvrir leur origine. On ne pourra jamais faire condamner de vrais pervers, pour avoir regardé de faux films. D'ici quelque temps, on a prévu de brûler le studio, puis on arrête, on ne laisse aucune trace.
Ainsi fut décidé. On brûlerait tout et vous, Commandant To, vous alliez être l'instrument de la justice.
Je me suis extirpé de la poste centrale, c'était une vraie bataille et ça m'a fait du bien. L'enveloppe contre ma poitrine, la main serrée dessus. Personne n'a essayé de me voler, pas un seul pickpocket pour me faire les poches, personne ne se doutait de rien, j'étais seul à savoir, tout avait marché comme sur des roulettes : j'étais le roi du monde.
Casier 404. Ils y déposaient le fric ; je le récupérais ; j'y déposais la cassette ; ils la récupéraient. Et c'est tout.
On ne savait ni l'un ni l'autre à qui on avait affaire. Total incognito. J'avais l'argent. Je trichais. Moi, je savais qui. Je gagnais sur tous les tableaux.
Franck m'attendait devant la poste centrale. Il avait cet air bonace du bon copain qui sert à rien mais qui croit toujours que son amitié vous est précieuse. Je ne supportais plus son sourire jovial, nimbé de tendresse débile, comme si à chaque rencontre il allait m'apporter son aide précieuse pour me tirer des vicissitudes dans lesquelles, évidemment, je me débattais toute mon existence durant. Mais je savais, moi, qu'il me devait tout. On n'avait pas monté la boîte ensemble : JE l'avais montée et JE l'avais mis dans le coup. Il me soutenait, certes, mais en faisant toujours ce que JE lui disais. En le voyant se curer les ongles assis sur le muret en face de la poste centrale, j'en eus la nausée.
- Qu'est-ce que tu fous là ?
- Et toi ?
Ça piaillait cambodgien tout autour de nous, on ne s'entendait presque pas. Je ne sais pas ce qui m'a pris mais j'ai eu besoin de le toucher pour savoir s'il était bien réel. Et je suis resté là sans bouger. Ma main protégeait toujours l'enveloppe contre ma poitrine et je n'osais plus la sortir. Ça a fait un tour dans mon crâne. Cette main poisseuse, je me suis dit qu'elle devait être marquée et que, d'une façon ou d'une autre il y aurait dessus l'empreinte des billets. Comme d'un journal qui vous noircit les doigts. J'ai eu toutes les peines du monde à me raisonner.
Je me suis repris. J'ai éteint les éclairs de haine dans mes yeux. J'ai surmonté mon dégoût. J'ai fait le mec sympa, putain, carrément content de le voir là ! Ça tombait bien ! J'avais justement envie d'aller boire un coup dans un coin tranquille, loin des niakoué, que c'était l'enfer d'être coincé dans cette foule par 40°, que ça pue la sueur et que 200 khmers qui te transpirent dans la gueule ça fout la gerbe. Je couinais. J'ai même pas eu l'impression d'en faire trop. C'est sorti comme ça.
- Qu'est-ce que tu as ? T'as quelque chose à fêter ?
Putain ! Pour la première fois, ce type me faisait peur.
Ugo était planté dans un coin et faisait la gueule. Je venais de rentrer du boulot ; je rentrais directement par la cuisine, je préférais ouvrir la véranda et passer par cette porte-là, moins solennelle que les foutues portes en bois massif qu'on collait toujours aux villas d'expat. Puis je me posais et j'avalais un grand verre de citronnade, façon agua limon, bourrée de glace pilée ; c'était à peu près ma seule boisson saine de la journée. Et j'en profitais pour faire le point.
En quelques mois mon magot s'élevait à 200 000 dollars.
Je le planquais sous une lame de parquet dans ma chambre. Pas de risque que quelqu'un y mette les pieds ! J'y fourrais les enveloppes à mesure qu'elles arrivaient ; je les vérifiais à peine ; je tenais le compte dans ma tête. Je soulevais la planche et glissais la main dessous, je n'avais jamais osé regarder dans le trou, les enveloppes tombaient, peut-être qu'elles disparaissaient, que le trou était beaucoup plus gros que je le pensais ou que les rats venaient les bouffer.
J'avais décidé de vérifier mais Ugo m'attendait. Il avait encore grandi. Il devait avoir quoi ? 17 ans. Mais avec ses traits tirés on lui en aurait donné 30. Il me faisait pitié, il avait l'air malheureux, ça me foutait mal à l'aise de le voir comme ça et puis, et puis... ce qui me rendait vraiment malade, c'est que je voyais bien que je m'en foutais complètement.
- Bouge-toi, petit soldat, reste pas dans mes pattes... j'avais le ton rogue, tout à fait inapproprié à la situation, qu'il se taise ! Qu'il se taise, je priais le bon Dieu pour ça, puis j'ai poussé un soupir à fendre l'âme.
- J'ai pas le temps, j'ai pas la force, pas maintenant... pas maintenant...
Mais pas question ; il s'est assis en face de moi, il a posé une cassette VHS sur la table et, le doigt appuyé dessus, il la faisait tourner, elle venait cogner contre mon verre et le poussait vers moi, comme si le jeu était de le faire se renverser. J'ai fini par l'attraper au vol.
- Combien elle va te rapporter celle-là ? On a fait six films, on a quatre clients et je t'ai fait douze cassettes, deux de chaque donc... Ce qui veut dire : primo, chaque client te prend plusieurs cassettes ; secundo, s'ils y reviennent c'est qu'ils sont satisfaits ; tertio, ça fait 180 000 dollars.
Il comptait juste, comme toujours, j'avais fourgué deux copies en plus, à 10 000. Ça, il ne le savait pas, j'avais fait les copies moi-même.
- Oui, on les a bien accrochés ceux-là... Mais tu veux que je te dise ? On ne peut rien faire pour l'instant. Sur tous les mecs qui t'ont contacté, on n'a pas réussi à en alpaguer beaucoup... Ça ne sert à rien de faire tomber ces quatre-là, je les connais, c'est des nazes... Je crois qu'on n'a touché que la partie émergée de l'iceberg. Tu ne t'es jamais demandé comment ils avaient tout ce pognon ? Je me suis renseigné. Ils n'ont pas de fortune cachée, pas de parents riches, ils ont un salaire, ils se sont maqués avec des khmers, je les connais, elles savent très bien te pomper ton fric ! Pas question qu'il leur en reste pour se payer leurs petits plaisirs ! Alors, ça vient d'où ? Il y a quelqu'un derrière. Un ou plusieurs. Je n'en sais encore rien. Ils ont repéré (je vais supposer qu'il sont plusieurs) notre marchandise, ils ont voulu voir, mais ils ne pouvaient pas se découvrir, ils sont bien trop prudents pour ça, ils ont bien trop à perdre. Je suis sûr que c'est des gros bonnets. Alors, qu'est-ce qu'ils ont fait ? Facile. Ils ont recruté parmi les paumés de Phnom Penh : c'est le profil de types qui ont des casseroles au cul, ça ne doit pas être bien difficile de les coincer et de les obliger à faire « le courrier ». Si ça se trouve ils ne savent même pas ce qu'ils achètent ! Tu es sûr, toi, de ce qui se cache derrière un pseudo ?
Je vais te dire comment je vois les choses. Ces types sont en train de nous tester. À vrai dire je ne sais pas s'ils achètent les cassettes pour... comment dire ? leur consommation personnelle. Peut-être ou peut-être pas. Pour l'instant ça ne change pas grand-chose. Ils doivent les examiner sous toutes les coutures. A priori ils sont satisfaits... Et s'ils achètent plusieurs fois, je pense que c'est pour voir si notre filière est solide. Jusqu'à maintenant, on leur a prouvé que c'était le cas, un peu trop même, tout est trop parfait, ça risque de leur mettre la puce à l'oreille. Le prochain qui te contacte, il faut que tu lui fasses croire qu'on a des difficultés d'approvisionnement ; ça rendra l'affaire plus crédible. Parce que je crois de plus en plus que ce ne sont pas de simples pervers. Même le pire serait calmé pour un bon moment avec ce que tu leur montres ! Enfin... c'est ce que je me dis. Conclusion ? (J'ai laissé passer un temps dramatique.) C'est un réseau. Ils cherchent des fournisseurs ; puis ils revendent, à mon avis en Europe et aux États-Unis.