Philippe Hauer
Ugo avait arrêté de faire le malin. Il avait l'air de croire aussi fermement à ce que je venais de dire que j'y croyais moi-même. On avait la ferveur des convertis, moi tout du moins, parce que je venais de tout inventer et, de le débiter d'une traite, ça m'était apparu soudain clair comme de l'eau de roche.
Je me suis levé pour aller triompher modestement dans un verre de whisky. Puis j'ai repris place en face de lui :
- Donne-moi cette cassette maintenant.
- Ça sera la dernière.
Putain le petit con ! Il a laissé tomber ça comme une sentence. Pire : Comme une menace. Mais j'allais pas me laisser mener par le bout du nez par mon propre gamin !
- Et pourquoi ça ? Tes potes veulent plus ?
- C'est moi qui ne veut plus.
- T'as des problèmes de conscience ? Je faisais tout pour me contenir ; ma voix sortait blanche et tranchante, je pouvais pas faire mieux, j'allais exploser... Tu veux tout foutre en l'air ? Si tu arrêtes maintenant, rien n'aura servi à rien, c'est pas avec tes pauvres films minables qu'on prouvera quoique ce soit...
- Je n'ai pas de problème de conscience, papa. Je fais ça pour te protéger.
- T'inquiète pas pour moi, je sais ce que je fais et personne ne se doute de rien.
- Tu n'as pas compris. Je fais ça pour te protéger de toi. Tu as changé. Tu picoles et tu n'écoutes plus personne. Même Franck a remarqué ; il t'aime Franck, mais t'es trop con pour le voir ; tu ne fous plus rien au bureau, tu arrives bourré, t'es en train de couler ta boite, t'as déjà insulté deux de tes plus gros clients, Franck m'a dit que ça représentait vingt-cinq pourcent de votre budget, et ils se sont tirés... Tu n'es plus toi-même.
- Tu parles de moi avec Franck ? Vous blablatez comme ça, entre un coca et une vodka, mais vous vous prenez pour qui ? Et toi... comment tu peux faire confiance à ce gros plouc ?
- J'étais inquiet. Et il a raison, il a compris que quelque chose n'allait pas. Et si lui a pu le comprendre, tôt ou tard quelqu'un d'autre devinera ce que tu es en train de trafiquer. Je sais que tu fais n'importe quoi, les copains t'ont suivi et ils m'ont fait leur rapport. Tu te balades avec des enveloppes pleines de fric, ils t'ont vu les déchirer et sortir les billets en plein milieu de la poste centrale ! Tu voudrais que tout le monde soit au courant, tu t'y prendrais pas mieux !
- Et tu en as conclu que je devenais complètement taré, ai-je coupé. Continue.
- Quoi ?
- Ben oui, continue à raconter, t'en es pas resté là... T'as dû échafauder d'autres théories.
Cette fois c'est lui qui est devenu livide. Bien sûr, un instant, je me suis senti comme si on me déshabillait, mais la colère m'a redonné de l'assurance, froide et implacable. Quand j'ai un but, rien ne peut m'y faire renoncer. Il en avait trop dit, trop fait... il fallait que je sache et j'avais l'impression que ça serait aussi pénible pour lui que pour moi, mais il l'avait voulu et, devant l'urgence, je n'aurais aucune pitié. Je repris :
- Qui est au courant ? Tu as forcément parlé avec quelqu'un d'autre... quand on commence à ouvrir sa gueule, on s'arrête plus ; t'es pas différent des autres.
- Je... Eh bien, j'ai parlé avec maman... Elle se doutait déjà de quelque chose. Elle est venue me voir et elle m'a demandé si je savais ce que tu trafiquais dans ta chambre : elle entendait des bruits bizarres, comme si tu démontais la moitié de la baraque. T'es pas un as du bricolage... elle en a conclu que tu voulais planquer des trucs dans les murs. Quand elle m'a dit ça j'ai dû avoir l'air surpris, parce que j'ai immédiatement fait le lien avec le pognon. Elle est maligne, elle l'a remarqué, alors elle a essayé de me faire parler.
- Tu lui as raconté quoi ?
- Euh... Rien. Pas grand-chose. J'ai essayé mais elle arrêtait pas de me poser des questions. J'ai... noyé le poisson... Je lui ai dit que je ne savais rien, mais elle me croyait pas, elle insistait, j'ai fini par lui dire que j'avais aussi remarqué que tu étais... « bizarre »... C'est de ta faute aussi !
- Tttttttt...
- Je lui ai menti, je te jure, autant que j'ai pu, mais je ne sais pas mentir ! Surtout à elle. Je te jure je ne lui ai absolument rien dit, mais j'ai bien vu qu'elle ne me croyait pas.
- C'était avant ou après que tu fasses tes petites confidences à Franck ?
- Avant.
- Et il ne t'es jamais venu à l'idée que ces deux-là étaient de mèche pour te faire causer ?